Bruno Mantovani : "Je ne suis pas le compositeur d’une école, je ne rejette rien mais je ne m’interdis rien non plus"
Loin de sa frénésie coutumière, le compositeur de l’imposé du Reine Elisabeth a vécu le premier confinement comme une chance.
Publié le 25-05-2021 à 13h57 - Mis à jour le 27-05-2021 à 21h58
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C’est un compositeur jeune, charismatique, prolifique, joué dans le monde entier, couvert de prix, de titres (trois fois chevalier, une fois officier) et de distinctions internationales ; il est aussi l’homme le plus chaleureux du monde, bon vivant, spontané et particulièrement drôle (assez rare dans la profession). C’est à lui que le Concours Reine Elisabeth s’est adressé pour le concerto "inédit" de la session piano 2021 dont la finale a lieu cette semaine (voir article dans notre édition de mardi 25 mai). Lors du premier tour, ses Études faisaient partie de celles proposées aux candidats et permirent au public de se familiariser avec sa manière, virtuose, sensuelle et libre.
De père italien et de mère espagnole, Bruno Mantovani est né dans les Hauts-de-Seine en 1974 mais a passé son enfance à Perpignan, non loin de la patrie maternelle (il en garde un goût marqué pour le pata negra). Entré au Conservatoire national supérieur de musique et de danse (CNSM) de Paris à 19 ans, il y remporta 5 premiers prix (analyse, esthétique, orchestration, composition, histoire de la musique) qu’il complétera avec le cursus d’informatique musicale de l’Ircam. À partir de là, rien ne pourra l’arrêter : il se déploie comme compositeur, comme chef d’orchestre, comme membre actif des institutions culturelles et pédagogiques de son pays (tel le CNSM de Paris dont il fut nommé directeur à l’âge de 35 ans) et comme inlassable pionnier de la création, et de la diffusion musicale. Il est le compagnon de la pianiste Varduhi Yeritsyan (élève de Brigitte Engerer) et le père d’une petite fille.
Parmi vos multiples facettes, comment pourriez-vous vous définir ?
Impossible de me limiter à une seule définition, j’imagine plutôt une synthèse, liée à quelques axes essentiels, en tête desquels l’écriture et l’action - par laquelle j’entends la direction d’orchestres, d’institutions, de radios, de festivals. Mais en commençant tout de même par l’écriture : c’est elle qui unifie tout le reste, qui élargit la rhétorique, et qui élargit le plaisir.
Que représente la musique dans votre propre rapport au monde ?
La musique, c’est le plaisir immédiat, le premier et l’ultime plaisir, au premier degré et à tous les autres degrés. J’ai 46 ans mais le choc initial a gardé toute sa force, cela procède d’une forme d’animalité, ou d’évidence, à travers une sensation directe, physiologique, dont l’intensité, mais aussi la complexité et la richesse, n’ont chez moi jamais cessé d’augmenter.
Et, selon vous, pour la société ?
Tout dépend du pays dont on parle… En France, les institutions sont puissantes mais les Français restent peu musiciens. C’est l’inverse dans les pays de l’Est de l’Europe, où les institutions sont moins dotées mais où la musique fait partie intégrante de l’éducation et des pratiques des citoyens. En matière de musique classique, je regrette le caractère démagogique de nombre d’initiatives où, à la place de hausser le niveau d’éducation, on baisse le niveau musical et donc le niveau d’exigence. Or, l’écoute et la pratique de la musique classique - qui est une musique savante et ne doit pas s’en cacher - demandent un effort et une initiation. L’acquisition des codes est indispensable, mais cela ne fait plus partie des habitudes ni du programme scolaire alors qu’en s’y prenant dès l’enfance, on pourrait aller si loin, et tout naturellement…
Quelles conséquences la pandémie a-t-elle eues sur votre travail et sur votre vie ?
Au risque de choquer, j’ai adoré le premier confinement. J’ai perdu pratiquement tous mes concerts mais grâce aux aides de l’État, j’étais à l’abri, ce qui m’a permis de me retirer à la campagne où j’ai étudié des partitions et où j’ai beaucoup composé, c’était comme si j’étais reparti à la Villa Médicis… L’automne fut plus dur avec ses incessants atermoiements, là aussi, j’ai beaucoup travaillé, mais souvent pour défaire ce que je venais de faire. Cela m’a quand même permis de mettre au point de nouvelles techniques de travail et de contact avec les étudiants et les autres musiciens.
Si l’on peut décrire une musique avec des mots, comment décririez-vous la vôtre ?
J’écris la musique qui me ressemble, faite de contrastes, d’animation, de mouvement. Je veux soutenir le défi du renouvellement, mais sans perdre ma spontanéité ni mon identité ni cette sorte de frénésie qui ne me quitte jamais. Je ne suis pas le compositeur d’une école, je ne rejette rien mais je ne m’interdis rien non plus, ni consonance, ni références. Je veux que tout reste ouvert, dans la légèreté. Mon maître, Peter Eötvös, me demandait : pour qui écris-tu ? J’ai compris qu’au fond, j’écrivais pour moi-même, pour répondre à mes propres questions. À cet égard, la paternité m’a beaucoup changé et fait progresser.
Dans cette recherche, vous sentez-vous en affinité avec des écrivains d’aujourd’hui ?
… J’en citerai deux, en tout cas, Jean Echenoz et Emmanuel Carrère. L’un et l’autre osent aborder sans détour leurs propres tourments, leurs échecs et leurs rêves, dans un style magnifique, toujours dans l’humour, la drôlerie, la simplicité. Lisez le début de Yoga, de Carrère, c’est extraordinairement fouillé, profond, sans concession, mais en même temps comique, et d’autant plus émouvant. C’est cette capacité (ce courage) de se connecter avec l’intime qui constitue paradoxalement la voie d’accès à l’universel.
Comment voyez-vous l’après pandémie ?
Pour le coup, je suis assez pessimiste sur la question. Je crains un repli égoïste là où, au contraire, j’ai rêvé - et je ne suis pas le seul - d’une prise de conscience de réalités plus larges que notre environnement direct (et si confortable), d’une élévation des consciences, d’un plus grand respect de l’autre.
En tant qu’artiste et responsable d’institutions culturelles et pédagogiques, vous avez les moyens de vous faire entendre, vous avez aussi des responsabilités à prendre. Et donc, que diriez-vous à vos étudiants ? Ou à votre public ?
Je leur dirais d’abord : soyez plus "ensemble". Et aussi : on ne transige pas avec la musique, il n’y a pas de musique au rabais. Et si je transpose dans la crise que nous vivons aujourd’hui, j’ajouterai : on ne sauvera le monde qu’en haussant nos exigences et en menant une prise de conscience individuelle. Mais cela, sans perdre la légèreté ni la joie de vivre. Il ne s’agit pas d’insouciance, mais au contraire, oui, je le répète, d’exigence. Je voudrais mettre une plaque "danger" devant tout ce qui nous tire vers le bas et soutenir tout ce qui peut éclairer notre compréhension de la complexité du monde.