"Le Soulier de satin", impossible opéra ?
Tentative d’adaptation lyrique de la monumentale pièce de Claudel.
Publié le 26-05-2021 à 17h16 - Mis à jour le 27-05-2021 à 14h05
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"Heureusement qu’il n’y avait pas la paire !" On prête à Sacha Guitry ce commentaire fielleux à la sortie de la création, en 1943, du Soulier de satin, la pièce monumentale achevée par Paul Claudel en 1924. Encore ne s’agissait-il que d’une version raccourcie qui ne durait "que" cinq heures : la mémorable intégrale donnée par Antoine Vitez au festival d’Avignon en 1987 en durerait onze. Le film qu’en a tiré Manoel de Oliveira en 1985 frisait les sept heures, et l’opéra qu’on vient de créer à Paris, légèrement raccourci pour cause de couvre-feu, requiert six heures, dont deux entractes.
À l’heure où tant de maisons lyriques jouent la sécurité des Traviata et autres Tosca, Alexander Neef, le nouveau patron de l’Opéra de Paris, doit être salué pour l’audace qu’il y a à rouvrir une salle de 2 000 places avec une création, qui plus est de six heures. Là où d’autres seraient venus sur scène avant le lever de rideau, l’Allemand a l’élégance d’attendre les saluts finaux pour venir remercier artistes et techniciens et saluer le public d’un vibrant "Vive le spectacle vivant !"
Contant l’impossible relation entre Don Rodrigue et Dona Prouhèze sur vingt ans et quatre continents, Le Soulier de satin se voulait tout à la fois histoire d’amour partiellement autobiographique, réflexion d’un diplomate sur le monde et remise en question des stéréotypes du théâtre. Le texte original, d’une musicalité intrinsèque, résonne d’une étonnante modernité : il y est question d’amour, de mariage et de fidélité, mais aussi de pouvoir et de politique, et l’humour y tient une place importante, à telle enseigne que l’ensemble évoque plus d’une fois par ce mélange des genres les opéras vénitiens du XVIIe. Spécialiste de Claudel, Raphaëlle Fleury a pratiqué l’art de la coupure avec discernement pour conserver l’essentiel : des péripéties, mais aussi des fantaisies de l’écriture. Il ne restait qu’à faire place à la musique.
Sprechgesang
Né en 1961, Marc-Antoine Dalbavie avait déjà consacré des opéras au sulfureux compositeur Carlo Gesualdo (Zurich, 2010) et au destin tragique de l’artiste Charlotte Salomon (Salzbourg, 2014). On le sent ici empreint d’un immense respect du texte, qu’il partage d’ailleurs entre comédiens parlant et chanteurs, mais en imposant aussi plus d’une fois à ceux-ci de parler, ou de se cantonner dans une sorte de sprechgesang. Définie par Dalbavie comme "post-atonale", l’écriture est plus proche du polytonal que de l’atonal, et même de plus en plus souvent tonale au fur et à mesure que la soirée avance, avec des moments qui évoquent Debussy ou Wagner mais aussi, parfois, Nino Rota ou John Adams. On a plus d’une fois le sentiment que le chant a peur du texte, voire que le compositeur est paralysé par l’enjeu, d’autant que l’orchestre est le plus souvent cantonné dans un rôle d’observation ou de commentaires, avec des frémissements de cordes ou des mugissements de vents en forme d’à-plats. De façon récurrente, mais on aurait aimé que cela soit plus affirmé, on entend quelques instruments exotiques qui évoquent les voyages et les pays lointains. L’ensemble étant assez linéaire, les moments saillants ressortent plus encore, comme le duo entre Prouhèze et l’ange, le duo entre Dona Musique et le Roi et, surtout, la grande scène de passion entre Rodrigue et Prouhèze, un quart d’heure de pur bonheur intense au début de la quatrième partie.
Chose rare : cette création est servie par une superbe brochette de chanteurs réputés, qui plus est presque tous français. Même si l’écriture de Dalbavie, trop soucieuse sans doute de servir l’intelligibilité du texte, ne cherche pas à mettre les voix en valeur, l’œuvre est idéalement servie par la mezzo Ève-Maud Hubeaux, Luca Pisaroni (Rodrigue) - le seul dont le français est parfois teinté d’accent -, Jean-Sébastien Bou (Camille), mais aussi Vannina Santoni, Yann Beuron, Nicolas Cavalier et même le contre-ténor Max Emanuel Cencic. On croise même la voix de Fanny Ardant, préenregistrée pour un monologue de la lune.
Stanislas Nordey signe une très belle mise en scène, simple et humble mais intelligente, qui fait confiance au texte et ne l’illustre pas inutilement. L’époque de l’action - le Siècle d’or de l’Espagne conquérante - est traduite par de somptueux costumes, tandis que l’espace de la scène nue est délimité par de grands panneaux reproduisant des détails de tableaux espagnols, posés sur des chariots que les machinistes déplacent à vue et qui peuvent, parfois, figurer un carrosse ou un vaisseau sur lequel évoluent les protagonistes.
Paris, Palais Garnier, jusqu’au 13 juin. Diffusion à partir du 13 juin sur www.operadeparis.fr, et le 19 juin à 20 h sur France Musique