La double vie de Tina Turner
Le documentaire "Tina" renvoie à l’une des plus grandes voix soul et à l’une des meilleures chanteuses rock.
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- Publié le 11-07-2021 à 19h12
- Mis à jour le 12-07-2021 à 15h43
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Qui n’a pas été frappé par la foudre Tina Turner sur scène n’a jamais vu de spectacle rock’n’roll. Bon, d’accord, les Stones, U2 et ses cathédrales dressées dans les stades, les invitations d’Alice Cooper à partager ses cauchemars, Johnny au Stade de France… Mais Tina, l’énergie de Tina, la voix de Tina émergeant du fond des âges, le jeu de jambes affolant de Tina, la générosité illimitée de Tina, on chercherait en vain un équivalent. Le James Brown de la grande époque ? Peut-être. Tout ça pour recentrer quelque peu la question. Depuis la dernière tournée de la diva du rock, en 2009, les projecteurs semblent ne plus se focaliser que sur les déboires de sa vie privée avec feu Ike Turner. Il est certain que Tina, le dernier documentaire en date, ne pouvait faire l’impasse sur la question dramatique, inacceptable, de la violence conjugale, physique et psychologique, dont elle a été victime pendant 17 ans.
"I, Tina" , 1986
À l’affiche de l’Aldwych Theatre de Londres depuis avril 2018, la comédie musicale portant son mythique prénom n’élude pas plus le problème de son martyre que le long-métrage What’s Love Got To Do With It ? (1993), où la bouillante chanteuse est incarnée par Angela Bassett. Tout cela reposant sur la terrible et confondante autobiographie I, Tina, parue en septembre 1986, alors que la chanteuse est devenue, par sa propre force et avec l’aide d’amis comme David Bowie et les Rolling Stones, une star planétaire. Artistiquement, Tina Turner a donc vécu deux vies, la première, soul, dans les années soixante et septante avec Ike Turner, musicien génial et salopard de première, la seconde, pop tendance rock FM, à partir du milieu des années quatre-vingt, toute seule, comme une grande dame qu’elle est.
Une gamine du Tennessee
Avant qu’il ne la maltraite de toutes les manières possibles et inimaginables, avant qu’il n’en tire ignoblement tout le parti possible, il faut reconnaître à Ike Turner (1931-2007) d’avoir révélé la chanteuse. Née Anna Mae Bullock le 26 novembre 1939 à Browsville, un patelin du Tennessee à une centaine de kilomètres de Memphis, elle grandit dans le hameau de Nutbush où son père, employé dans une plantation, cultive quelques arpents et élève quelques têtes de bétail. Pas le genre d’endroit d’où l’on voit émerger l’une des stars les plus glamour et sexy du rock. Comme Jimi Hendrix, Anna Mae a du sang noir par son père, mêlé de sang indien - Cherokee, Navajo - par sa mère. Sa famille étant très pieuse, la petite Anna chante, dès l’âge de 5 ans, dans les deux églises baptistes du coin. Abandonnée successivement par sa mère (à 11 ans) et par son père (à 13 ans), elle est éduquée par la famille blanche au service de laquelle elle est entrée pour survivre.
Choriste à 18 ans, vedette à 20
C’est en retrouvant sa mère à East Saint Louis et en fréquentant les boîtes mal famées du coin dès l’âge de 16 ans qu’elle croise Ike Turner, champion toutes catégories du rhythm’n’blues, considéré par d’aucuns comme l’inventeur du rock’n’roll, concassant la baraque sur scène avec ses Kings of Rhythm. Non sans l’avoir imploré, en vain, de la faire monter sur scène, elle finit par s’emparer un jour d’un micro et à convaincre le guitariste leader de l’engager. Choriste à 18 ans, elle est chanteuse vedette à 20 ans. Rebaptisée Tina et devenue Madame Turner entre-temps, l’Ike&Tina Turner Revue est née, qui enchaîne les succès ("A Fool in Love", 1960 ; "I Idolize You", 1960 ; "I’ts Gonna Work Fine", 1961) et les tournées. Déjà flamboyante, la jeune Tina se présente sur scène en tenue courte, agrémentée de franges, de paillettes, tout ce qui peut attirer les regards. Tandis qu’elle chante de sa voix forte, profonde, graveleuse dans les deux sens du terme, Tina ne se prive pas de jouer avec son microphone, devenu symbole phallique dans ses mains. Cette puissance érotique, qui fera école, elle la conservera toute sa carrière, repoussant loin la limite d’âge communément admise pour ce genre de prestation.
Comme chez Ray Charles
Accompagné de cuivres et d’un chœur féminin, les Ikettes, modelé sur les Raelettes de Ray Charles, le duo livre des prestations exceptionnelles, dont rendent compte les albums Live ! The Ike&Tina Turner Show (1965) et Live Olympia (1971). Entre-temps, des premières fissures au sein du couple apparaissent lorsque, en 1966, Phil Spector propose à Tina d’enregistrer sa chanson "River Deep - Mountain High", coécrite avec la paire Jeff Barry et Ellie Greenwich ("Da Doo Ron Ron"). Succès en Angleterre, échec aux États-Unis, considérée par Spector même comme le sommet de sa technique de réalisation dite "wall of sound", cette chanson fait s’éloigner Tina du registre d’interprétation soul-rhythm’n’blues pour la faire entrer dans l’univers de la pop et du rock, qui sera celui de sa renaissance professionnelle, en 1984. Cette évolution n’a pas l’heur de plaire à Ike Turner. Le couple enregistrera encore quelques succès importants, "I Want to Take You Higher" de Sly&the Family Stone (1970), "Proud Mary", de Creedence Clearwater Revival (1971), "Nutbush City Limits", titre sur son enfance écrit par Tina Turner (1973). Participant aux tournées des Rolling Stones au Royaume-Uni en 1966, aux États-Unis en 1969, le duo acquiert une réputation internationale, encore renforcée lorsque Tina interprète et joue le rôle de "The Acid Queen" dans la version cinématographique de Tommy, l’opéra-rock des Who. Film de Ken Russell en 1974, qui ne vaut d’ailleurs que par cette prestation déjantée.
Assez d’yeux au beurre noir
Ce succès n’empêche pas Ike Turner de plonger dans la dépendance à la cocaïne et à l’alcool, devenant d’une rare violence, physique, verbale et psychologique, vis-à-vis de sa femme et compagne artistique. En ayant assez de collectionner les yeux au beurre noir, le 4 juillet 1976, Tina Turner dégage de l’hôtel Hilton Statler, dans le centre de Dallas, où le couple résidait avant un concert. Traversant l’autoroute Interstate 30, elle se réfugie au Lorenzo Hotel, avec 35 cents en poche selon la légende, et les seuls droits de la chanson "Nutbush City Limits" pour survivre. Elle peut alors compter sur des amies, comme Ana Maria, la femme du saxophoniste de jazz Wayne Shorter. Divorcée d’Ike deux ans plus tard, en 1978, celle qui tient à garder le nom d’artiste sur lequel elle s’est fait une réputation va de shows dans des bars d’hôtel à des tournées foireuses. Enregistrés jusque-là, trois albums solo ne donnent rien. Les Stones, encore eux, la sortent du marasme en lui proposant quelques dates lors de leur tournée américaine en 1981. Elle y chante "Honky Tonk Woman" avec Mick. La même année, Rod Stewart l’embarque pour une tournée mondiale et chante avec elle le bien nommé "Hot Legs".
Avec une petite aide de ses amis
Soutenue par David Bowie, Tina Turner signe un contrat tout neuf avec Capitol. "Let’s Stay Together", reprise d’Al Green, et "Help", de Lennon et McCartney, sont les deux 45-tours qui lancent l’album Private Dancer en novembre 1984. À 45 ans, Tina entame une nouvelle carrière, aussi flamboyante que la nouvelle tignasse de lionne qu’elle montre sur la pochette. L’autre côté, ce sont ses gambettes qui vont bientôt s’agiter sur les plus grandes scènes. Pour cet album de la renaissance, Capitol a mis les grands moyens. Quatre réalisateurs artistiques, des compositions de Mark Knopfler ("Private Dancer", gratifié d’un solo de guitare de Jeff Beck), de David Bowie ("1984 "). À la suite de "Let’s Stay Together" et "Help", chaque titre semble revêtir une portée autobiographique : "I Might Have Been Queen", "What’s Love Got to Do with It", "Show Some Respect", "Better Be Good to Me".
Comme à Ostende
Au total, sept des dix titres de l’album sortent en 45-tours. Le succès est immense, surtout en Europe et en Grande-Bretagne. Partout où Tina passe, le public est en liesse, comme ce 24 juillet 1987, sur l’aérodrome d’Ostende, où elle est en tête d’affiche d’un festival avec Terence Trent d’Arby et Johnny Clegg&Savuka. Démarrant sur "What You See Is What You Get" et clôturant sur "Paradise Is Here", bien vu, elle aligne vingt titres de façon magistrale. Son style fait fureur dans la communauté noire, les filles se font faire des coupes ou enfilent des perruques "à la Tina"… Enregistrement de "We Are The World" en 1985, participation au Live Aid la même année dans un duo torride avec Jagger, Tina Turner, star reconnue, est de tous les coups. Genre très prisé du show-business, elle enchaîne les duos, avec David Bowie, Bryan Adams, Eric Clapton… Un retour éclaté au cinéma, dans Mad Max, de Mel Gibson, toujours en 1985, lui vaut un nouveau hit, "We Don’t Need Another Hero", alors qu’elle entre dans le panthéon des James Bond, grâce à la chanson "Golden-Eye", écrite par Bono et The Edge (U2) pour le film du même nom (1995).
Des jambes à 3,2 millions
Assurant avec six albums en quinze ans, de 1984 à 1999, ce qui est finalement très peu, Tina Turner maintient sa popularité au plus haut grâce à ses shows torrides. En 1994, ses jambes sont assurées 3,2 millions de dollars. En 1986, elle vient vivre à Luton, dans la banlieue de Londres, avec son futur mari Erwin Bach, qui travaille dans sa maison de disques EMI. Le couple s’installe au milieu des années nonante en Suisse, à Küsnacht, sur la rive orientale du lac de Zurich, avant d’acheter une villa à Saint-Jean-Cap-Ferrat, non loin de l’endroit où les Rolling Stones avaient enregistré "Exile On Main St." en 1971. Sa retraite de la scène, en 2009, n’a en rien entamé la popularité de la grande dame qu’est Tina Turner.
>>> "Tina", documentaire de Dan Lindsay et T. J. Martin. En streaming sur Apple TV et Google Play. Arts Libre, 07/07/2021