"Innocence", opéra thérapeutique à regards multiples

Kaija Saariaho et Sofi Oksanen signent une création géniale.

Nicolas Blanmont
"Innocence", opéra thérapeutique à regards multiples
©D.R.

Nouveau directeur de l’Opéra de Liège, Stefano Pace déclarait récemment à La Libre qu’il préférait confier à des compositeurs d’aujourd’hui d’exposer nos problématiques actuelles plutôt que de les faire rentrer à tout prix dans les œuvres du passé. Quel plus bel exemple qu’Innocence, le cinquième opéra de Kaija Saariaho que vient de créer le festival d’Aix ? L’excellent livret original de l’écrivaine Sofi Oksanen raconte comment, dix ans après les faits, les proches et survivants d’une tuerie de masse commise par un élève dans une école internationale vivent le traumatisme et la culpabilité. Partant de la fête de mariage du frère cadet du tueur, entremêlant narrations du présent et du passé, la grande compositrice finlandaise signe un bijou de concision (1 h 45 sans entracte) où, comme dans La dernière cène de Leonardo da Vinci - référence qu’elle revendique -, treize personnages jettent leurs regards parallèles sur une même réalité.

80 musiciens

Sur un substrat instrumental fourni mais assez sombre - un grand orchestre de 80 musiciens - avec une très belle direction musicale d’une autre grande musicienne finlandaise, la cheffe Susanna Mälkki, Saariaho développe pour chacun de ses chanteurs une couleur spécifique. Sept, les protagonistes de la noce, sont de véritables chanteurs d’opéra : les mariés (dont l’excellente Lilian Farahani), les parents de l’époux - et donc du tueur - (Sandrine Piau est la mère), le pasteur, mais aussi une enseignante survivante (formidable Lucy Shelton) et une serveuse remplaçante (Magdalena Kozena) qui révélera tout : elle est la mère d’une des élèves tuées dans la fusillade. Les six autres chanteurs, qui parfois ne font que parler, viennent d’autres horizons théâtraux et musicaux, en ce compris Vilma Jää, sorte de Björk venue de la tradition folklorique finlandaise : ce sont les élèves, victimes ou survivants. Et souvent aussi responsables : car, on l’apprendra peu à peu, l’assassin fou avait été aussi, avant de perpétrer son acte, victime de harcèlement. On l’aura deviné : personne n’est ici tout à fait innocent.

Aux divers degrés de lecture musicale, Innocence ajoute aussi la richesse et la complexité du multilinguisme : on parle et chante ici dans neuf langues différentes, et Saariaho a pris le soin de respecter toutes les prosodies. La création était initialement prévue pour 2020, ce qui explique qu’un même artiste - Simon Stone - signe la mise en scène de deux productions majeures du festival. S’il aime donner aux œuvres du passé une résonance contemporaine (ce qui n’était pas vraiment réussi dans son Tristan et Isolde, La Libre du 13 juillet), l’Australien veut aussi traiter les œuvres d’aujourd’hui comme des tragédies classiques : la partition s’y prête merveilleusement, notamment dans ses parties chorales, et Stone réussit, par l’usage virtuose d’un décor tournant et par une direction d’acteurs affûtée, à faire vivre le drame au plus près.

--> À voir sur www.arte.tv , en attendant les reprises annoncées notamment à Londres et Amsterdam

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