"On est en train de prendre la vie de Britney Spears, comme si elle avait fait quelque chose d’atroce, alors que son seul crime, c’est d’avoir fait une dépression"
Sous tutelle depuis treize ans, la star espère reprendre le contrôle de sa vie.
- Publié le 25-07-2021 à 19h37
- Mis à jour le 26-07-2021 à 08h05
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"J’ai un nouveau téléphone, et j’en ai gros sur le cœur." Ainsi commence le témoignage de Britney Spears devant la juge Brenda Penny, inaugurant une audience qui sera celle qui aura tout changé. Peut-être un jour reviendrons-nous sur ce qu’a permis la pandémie de Covid-19, qui a forcé la star à prendre la parole à distance, depuis sa prison dorée. C’était le 23 juin, Britney Spears était venue demander à la juge responsable de son dossier de tutelle de la lever, purement et simplement, après treize années d’une situation inédite pour une star de la pop. Et parce que sa prise de parole était streamée par Internet, elle a pu - dans des conditions qui restent à éclaircir - fuiter, et le grand public entendre, pour la première fois, Britney Spears parler. Parler de son calvaire, vite, intensément, à tel point d’ailleurs que Brenda Penny lui a demandé de faire des pauses pour s’assurer que son message demeure intelligible. Et c’est comme si le vernis qui séparait la star de son public mondialisé, cette écorce qu’elle avait tenté par tous les moyens de maintenir par respect pour la tradition de la pop dont elle est issue, volait enfin en éclats.
Sans filtre, incarnée par une voix reconnaissable entre mille (son inimitable vocal fry doublé d’un accent louisianais) mais qu’on n’avait jamais entendue amonceler les mots à un tel débit, si habitée, comme échappée de l’autre côté du miroir, Britney Spears a joué le tout pour le tout et le monde l’a enfin entendue. Même si, à ce jour, la lourde procédure nécessaire à sa demande de levée de la tutelle n’a pas été engagée (une action qui exige une enquête pour démontrer qu’elle n’est plus nécessaire), le grand public, en entendant la voix brisée de la star, après avoir découvert le fond de l’affaire dans le documentaire Framing Britney Spears (produit par le New York Times), s’est rangé massivement derrière elle, pour faire de son émancipation une cause qui ne la concerne plus seulement elle, mais toutes les femmes du monde. Et en parallèle de ce mouvement #FreeBritney qui ne cesse de gagner en ampleur et en crucialité politique, la bataille juridique a avancé.
Mercredi dernier, la justice californienne a autorisé Britney Spears à choisir elle-même l’avocat qui la représentera dans sa procédure d’annulation de tutelle - ce qu’elle ne pouvait pas faire jusqu’à présent, dans un paradoxe kafkaïen. Comme l’explique Jonathan Martinis, juriste spécialisé dans le droit des handicapés cité dans le New Yorker, le système de tutelle à l’américaine a ceci de dangereux qu’il interdit à celles et ceux qui en font l’objet de choisir leur avocat pour s’en libérer : "Si on avait retrouvé Britney dans la rue avec une hache et une tête décapitée à la main, elle aurait eu le droit à un avocat. Sous tutelle, vous avez moins de droits qu’un tueur à la hache."
Crépitement des flashs
Les prémices de la chute annoncée se font sentir dès novembre 2006, quand Britney Spears demande le divorce. Elle n’est mariée que depuis deux ans et demi avec le danseur, Kevin Federline, père de ses deux enfants. Mais le couple se déchire et la vie de la chanteuse, peu à peu, a basculé. Pour la presse people, le quotidien de la star est ainsi redevenu, quelques années après sa séparation avec son amour de jeunesse, Justin Timberlake, le feuilleton à ne pas rater. Mais l’histoire, ici, est autrement plus dramatique.
Ce qui se raconte sous les crépitements des flashs paparazzesques, avec lesquels la star a appris à vivre tant bien que mal depuis la fin de l’adolescence, est une descente aux enfers. Le 16 février 2007, le drame qui se joue atteint un premier point d’orgue. À Los Angeles, l’icône de la pop demande qu’on lui rase le crâne sous les yeux ahuris d’une nuée de journalistes. La coiffeuse refuse. Britney Spears attrape alors la tondeuse et se rase elle-même la tête. Dans le même élan, elle fonce se faire tatouer. À la gérante du salon de tatouage, qui lui demande pourquoi elle s’est rasé le crâne, Britney Spears répond : "Je ne veux plus qu’on touche ma tête, qu’on touche mes cheveux. J’en ai marre que les gens me touchent les cheveux", comme le relate Framing Britney Spears. Quelques jours plus tard, elle fait à nouveau la une de la presse people. Cette fois-ci parce qu’elle a tapé sur la voiture d’un paparazzi avec un parapluie, ne supportant plus d’être constamment suivie. Presque personne ne parle alors de sa détresse ni de sa santé mentale. Sauf peut-être les créateurs de la série d’animation South Park, qui, dans un épisode hallucinant de lucidité et de violence où la chanteuse se tire une balle dans la tête (mais ne meurt pas), soulignent l’absurdité de l’obsession collective à son endroit.
C’est le début d’une longue série d’événements intimes erratiques, perçus par le petit bout de la lorgnette (interviews borderline, virées avec quelques ex-enfants stars connues pour leurs errements intoxiqués telle Lindsay Lohan) dont les médias préfèrent retenir quelques images vertigineuses dans le contraste qu’elles créent avec celles léchées, lumineuses, renvoyées depuis le début de sa carrière par la plus grosse vendeuse de disques au monde de la décennie. Spears, à cette époque, s’isole. Elle fraye un temps avec le wannabe impresario et gourou de stars Sam Lutfi, inquiétant alors sa famille, soupçonnant de l’abus d’influence. Puis en juillet 2007, le divorce Spears-Federline est prononcé ; à peine trois mois plus tard, Britney Spears perd la garde partagée de ses fils. Et pendant qu’elle s’enfonce dans la dépression, l’interprète de "Toxic" est dépeinte comme "une folle qui pète les plombs, qui prend des drogues… Les médias la dénigraient énormément", se souvient Babs Gray, cocréatrice du podcast Toxic : The Britney Spears Story avec Tess Barker, dans lequel le duo enquête sur la tutelle de la pop star.
Patrimoine et carrière cogérés
Finalement, en janvier 2008, la chanteuse est hospitalisée après avoir refusé de confier ses enfants à son ex-conjoint. Dans la foulée, elle est placée sous la double tutelle (de sa personne et de son capital) de son père, Jamie Spears, dont elle n’est pourtant pas proche. D’ailleurs son seul souhait concernant cette tutelle à laquelle elle accepte de se soumettre dans le seul but de pouvoir fréquenter ses enfants, est que son gardien légal ne soit pas son père. Mais après lui avoir refusé le choix de son avocat au profit d’un juriste commis d’office, Samuel Ingham III, la justice californienne tranche et confie la gestion de ses actifs à un avocat d’affaires au nom prédestiné, Andrew Wallet. Depuis plus d’une décennie maintenant, Britney Spears ne peut plus prendre la moindre décision. Jusqu’à maintenant, son patrimoine et sa carrière étaient cogérés par son père et l’institution financière Bessemer Trust. Mercredi, la démission de cette dernière a été validée par la juge chargée de l’affaire. Sa vie personnelle, elle, est sous le contrôle d’une tutrice professionnelle, Jodi Montgomery. L’emprise est totale. Ainsi, Britney Spears a raconté, lors de l’audience du 23 juin, comment il lui avait été interdit d’aller chez le coiffeur ou de se faire faire une manucure. Ou de choisir la couleur des placards de sa cuisine. La situation dans laquelle elle est enchevêtrée l’empêche même de choisir sa contraception. Toujours le 23 juin, elle a affirmé qu’on l’a empêchée de retirer son stérilet, alors qu’elle souhaitait avoir un bébé avec son compagnon actuel, le coach sportif Sam Asghari. Mais aussi, pêle-mêle, elle a dit comment elle a été internée de force dans un hôpital psychiatrique, contrainte à prendre du lithium (utilisé pour traiter les épisodes maniaques du trouble bipolaire), obligée à travailler sept jours sur sept pour avoir le droit de voir ses enfants et son compagnon… "On est en train de prendre la vie de Britney Spears, comme si elle avait fait quelque chose d’atroce, alors que son seul crime, c’est d’avoir fait une dépression", explique Catherine Parker, avocate aux barreaux de Paris et de la Californie.
La tutelle, à l’époque où elle a été décidée, était présentée comme un moyen d’aider Britney Spears. Elle est aujourd’hui devenue un véritable business. Chaque mois, comme le révèle le New York Times, son père touche 16 000 dollars (plus de 13 000 euros) pour son rôle de tuteur. S’ajoutent à cette somme 2 000 dollars par mois pour la location de bureaux, ainsi que des pourcentages sur différents contrats de sa fille. Par exemple, en 2014, il a obtenu 1,5 % des revenus bruts issus des concerts et du merchandising de la résidence de Britney Spears à Las Vegas, qui aurait rapporté en tout 138 millions de dollars, selon Billboard. "Il y a un conflit d’intérêts évident", lâche, consternée, Babs Gray.
"Échec du système américain"
Si tout le monde savait que la chanteuse était sous tutelle, personne ne pouvait imaginer l’ampleur des restrictions. Il faut dire que le secret était bien gardé. Une large partie des documents précisant ses conditions sont sous scellés, voire caviardés. "Si c’était au départ pour protéger Britney Spears et éviter que sa carrière ne soit compromise, le voile du secret a aussi été ce qui a permis à son père d’empêcher le grand public de savoir ce qui se passe", détaille Babs Gray. Au-delà de l’omerta judiciaire, Britney Spears, jusqu’à tout récemment, n’avait jamais eu l’occasion de s’exprimer publiquement à propos de sa tutelle. Dans un contexte aussi restrictif, ses paroles ont vraisemblablement toujours été passées au peigne fin. "Il y a deux ans, elle avait déjà révélé les mêmes choses au tribunal, mais tout a été scellé", affirme la comédienne et podcasteuse.
Par ailleurs, les modalités mêmes de sa tutelle verrouillent un peu plus sa situation. Le dispositif qui lui est imposé est celui habituellement destiné aux personnes âgées ou en fin de vie, pas jeunes et en dépression. "Une fois qu’on est dans ce type de tutelle, il est très dur d’en sortir", constate Babs Gray. Un autre régime existe pourtant en Californie : spécifiquement mise en place pour les personnes atteintes de problèmes de santé mentale, la tutelle est renouvelable annuellement et aurait pu correspondre à la situation de Britney Spears. Un autre "échec du système américain", se désole Babs Gray. Selon Catherine Parker, alors que les libertés civiles de la star sont "si profondément affectées", il ne s’agit plus seulement d’une question individuelle, mais d’une "affaire de droits civiques, de droits des femmes" : "Britney Spears va devoir se battre pour prouver à la juge qu’elle n’a plus besoin d’être sous tutelle."
L’émergence spontanée du mouvement #FreeBritney est d’ailleurs bien plus qu’une initiative à destination de sa seule libération. Britney Spears elle-même en a pris acte. Dans un document adressé en septembre à la cour supérieure de Los Angeles, elle faisait déjà savoir par l’entremise de son avocat qu’elle "accueillait et appréciait le soutien éclairé de ses nombreux fans. Britney est elle-même opposée avec véhémence aux efforts de son père pour maintenir son combat légal caché dans le placard comme un secret de famille". Plus personne ne peut désormais ignorer que #FreeBritney se situe dans la continuité de #MeToo, et qu’à travers l’engagement pour l’émancipation de Britney Spears, c’est tout notre rapport aux stars de la pop, en premier lieu les femmes et les jeunes filles, qui mute du tout au tout. Nombre d’images d’archives des premières années de la carrière de l’Américaine, quand elle était encore mineure et que la norme médiatique consistait à la fois à l’interroger sur l’état de son hymen tout en la sexualisant sans limites et en lui déniant sa souveraineté d’artiste, sont devenues insupportables à notre regard comme dessillé, et l’on prend conscience que plus aucune artiste de 2021 ne se laisserait infliger le centième de ce que le monde des années 2000 avait fait vivre à Britney Spears. En 2010, dans une publicité pour son nouveau parfum, Radiance, la chanteuse d’"I’m A Slave 4 U" (Je suis ton esclave) refusait les services d’une voyante derrière sa boule de cristal, ânonnant un slogan qui résonne terriblement une décennie plus tard : "Live your own destiny", choisis ton destin.
Le 15 juillet, quelques heures après avoir engagé son nouvel avocat, Mathew Rosengart, elle brandissait pour la première fois le hashtag #FreeBritney sur son compte Instagram. Donnant l’impression inespérée que, pour la première fois depuis longtemps, ces mots étaient enfin pleinement les siens. Puis dimanche, elle confirmait au détour d’un post à propos de ses vidéos de danse qu’elle publie régulièrement qu’elle refusait de remonter sur scène tant que son père se chargerait de "ce que je porte, dis, fais ou pense. […] Et si vous ne voulez pas voir mon très cher cul danser dans mon salon ou que ça n’est pas à la hauteur de vos exigences… allez lire un putain de livre".