La musique classique s’ouvre à la culture noire américaine
Le chef d’orchestre Vince Mendoza sort "Freedom Now". Un album mêlant classique, jazz, rap et R&B. Une reconnaissance du rôle fondamental de la musique africaine-américaine.
- Publié le 28-07-2021 à 17h28
- Mis à jour le 29-07-2021 à 15h35
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L’élection présidentielle de 2016 et l’impitoyable duel qui a opposé Donald Trump à Hillary Clinton ont profondément marqué la société américaine. Agressive, amère, ouvertement divisée, cette Amérique longtemps idéalisée s’est brutalement confrontée à la réalité. Mais l’exposition des fractures constitue parfois une étape fondamentale vers le changement, l’espoir, une réelle prise de conscience. Pour l’arrangeur, compositeur et chef d’orchestre Vince Mendoza, originaire du Connecticut, ce fut même une révélation. "Pour la première fois de ma carrière, j’ai pris conscience de l’importance, pour un artiste, de refléter la réalité et la diversité de son époque à travers son art", nous explique-t-il depuis Amsterdam, où il s’apprête à donner une série de concerts avec le Metropole Orkest.
Le sax, la batterie et les cordes
À la demande de l’Orchestre symphonique national tchèque, partenaire de longue date du musicien aux six Grammy Awards, ce grand spécialiste de la fusion entre jazz et classique se lance à l’époque dans l’écriture d’un concerto atypique et ouvertement métissé. "Toute l’idée était de s’éloigner le plus possible de la tradition, pour incorporer des rythmes et des mélodies de la musique africaine-américaine, ainsi qu’une dose d’improvisation." Habité par son projet, qui met cinq longues années à se concrétiser, Mendoza invite le saxophoniste Joshua Redman, le batteur Antonio Sanchez, la soprano Julia Bullock et le rappeur Black Thought du groupe The Roots à se joindre à l’orchestre. Freedom Now ( ) voit finalement le jour en juillet 2021, et mêle brillamment jazz, classique, blues et R&B dans un vertueux maelstrom, porteur d’un vibrant message sociétal.
Est-ce la première fois qu’un compositeur mêle fondamentalement le classique au jazz, à la soul et au rap ?
La présence et l’influence de la musique noire américaine au sein d’un orchestre n’ont rien d’une révélation. Elles existent depuis des siècles, mais pas dans le mainstream. Le public n’en avait pas, ou peu, conscience. Je n’ai pas à dire aux gens ce qu’ils doivent faire ou penser, ce n’est pas mon job. Par contre, je peux partager une émotion, un langage, amener l’audience, les musiciens et les compositeurs à se dire : "Ces éléments font intégralement partie du langage de la musique contemporaine, pourquoi ne pas les intégrer dans mes compositions ?" Parce qu’il faut rester honnête : le jazz, le funk, la soul, le rap et le R&B sont aux fondements de la culture adoptée par les Américains. Ils font tous partie de leur quotidien. Maintenant, il s’agit également d’étendre cette adoption aux individus, pas uniquement à la musique.
La musique a-t-elle réellement une influence sociétale et politique ?
Oui, elle est génératrice de changement parce qu’elle apporte une vision contemporaine de l’humanité. Vous savez, la symphonie no 3 de Beethoven est une œuvre totalement politique. Beethoven repoussait sans arrêt les limites, la couleur, et la structure de la musique de son époque, dans chacune de ses symphonies. Idem pour Chostakovitch. Alors, pourquoi ne pas se demander ce que "contemporain" signifie en 2021 ?
En tant que chef d’orchestre, comment allier interprétation et improvisation, guitare électrique et section à cordes ?
Freedom Now est une commande de l’Orchestre national symphonique tchèque. Ses musiciens voulaient d’emblée intégrer des solistes, des éléments rythmiques, sortir de leur zone de confort. Le chef d’orchestre est là pour traduire ce langage, intégrer les musiciens qui pourraient ne pas y être familiers. Ceci étant dit, la nature même du jazz le rend imprévisible. Il faut s’attendre à une part de réappropriation et l’accepter. Quand Joshua Redman prend son saxophone, il apporte une émotion qui n’aurait jamais existé sans lui. Il transforme un tableau magnifique en émotion humaine, et c’est essentiel.
Le rappeur Black Thought intervient sur le single "Freedom Now", qu’a-t-il apporté ?
Black Thought rappe dans le cinquième mouvement qui s’intitule "Justice and the Blues", très orienté sur le groove. Lorsque je travaillais sur cette section, j’ai réalisé qu’un passage restait relativement ouvert et qu’un rappeur, un texte pourraient tout à fait s’y intégrer. Mais, au beau milieu de mes échanges avec lui, l’affaire George Floyd est arrivée, puis les manifestations contre le traitement des Africains-Américains par la police, ce qui a évidemment tout changé. Black Thought a proposé un autre texte, une tout autre approche, vibrante, qui colle parfaitement au résultat. Comme le disait Martin Luther King : "L’arc de l’univers moral est long mais il tend toujours vers la justice."
"L’Europe a un vrai respect pour la vitalité de la culture"
Londres, Prague, Amsterdam… Freedom Over Everything est l’album américain par excellence, d’un auteur qui n’a cessé de travailler avec des orchestres, groupes et artistes européens, notamment le réalisateur danois Lars Von Trier, pour qui il a composé la musique du film Dancer in the Dark (2000) en collaboration avec Björk.
Comment s’est déroulée votre expérience avec Lars Von Trier que l’on sait difficile et exigeant ?
C’était un véritable cadeau, car j’ai exclusivement travaillé avec Björk, qui avait le contrôle sur le volet musical. Lars nous a juste donné quelques directions. Il voulait que le film ressemble et sonne comme une comédie musicale des années 30. Pour Björk et moi, en revanche, l’esthétique hollywoodienne était moins importante que la force dramatique de l’histoire. L’esthétique musicale qui s’est imposée à nous était beaucoup plus proche de Strauss et Mahler. Par chance, Lars s’est montré relativement ouvert. Et puis il n’aime pas voyager, alors il n’était pas avec nous dans le studio, à Londres, lorsque nous avons fait les enregistrements (rires). Björk a exactement la même approche que moi. Elle se contente d’écrire, créer, sans penser une seconde au style ou au langage utilisé.
Comment expliquer votre relation particulière avec les orchestres et musiciens européens ?
Il y a bien sûr une question d’opportunité. En tant que musicien, vous vous rendez où vous êtes demandé. Mais, au fil des années, j’ai réalisé que j’avais une réelle résonance avec la sensibilité artistique européenne, la musique, l’architecture, le mode de vie… La grande différence avec les États-Unis, c’est qu’on y trouve une réelle envie d’offrir la possibilité à la communauté d’écouter et partager de la musique. C’est un élément fondamental de la construction d’une société. Chez moi, la volonté de soutenir la création musicale, la musique live et les musiciens, est éclipsée par la culture capitaliste. Il n’existe aucune aide publique pour les concerts. Monter un festival de jazz coûte cher, et les seuls partenaires que l’on peut trouver sont privés. Globalement, le modèle américain, c’est "débrouille-toi tout seul".
Nombre de jazzmen américains évoquent "un plus grand respect" pour la musique en Europe. Cela semble étonnant. Est-ce vrai ?
Je peux vous dire que c’est absolument vrai, et je vais vous donner un exemple : chaque jour que Dieu fait, vous pouvez vous rendre dans un club de jazz à Paris, Londres, Amsterdam ou Bruxelles. Vous y trouverez un public bien garni et attentif. Pas parce qu’un grand nom est à l’affiche, juste parce que les gens veulent entendre de la musique. Comment expliquer, accessoirement, qu’il y ait autant de festivals de jazz sur le continent durant l’été ? (rires). C’est tout à fait incomparable avec les États-Unis. Le soutien européen à la culture illustre son respect pour la vitalité du secteur.