Enfin! Une femme dirige un opéra à Bayreuth
La cheffe Oksana Lyniv magnifie le "Vaisseau fantôme" relu par Tcherniakov.
- Publié le 02-08-2021 à 17h59
- Mis à jour le 03-08-2021 à 14h40
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Depuis que Richard Wagner a fondé en 1876 le festival exclusivement consacré à la représentation de ses opéras, plusieurs femmes ont dirigé Bayreuth : sa veuve Cosima, puis sa belle-fille Winifred et, aujourd'hui encore, Katharina, une de ses arrière-petites-filles. Mais jusqu'ici, aucune femme n'avait dirigé à Bayreuth. Aucune n'était descendue, baguette à la main, dans cette fosse couverte avec l'orchestre placé en escaliers sous la scène qui produit cette sonorité si particulière.
Après 145 ans, c’est chose faite, et le "coup d’essai" est un coup de maître. Ex-directrice musicale des opéras d’Odessa et de Graz, ancienne assistante de Kirill Petrenko qui lui a mis le pied à l’étrier, Oksana Lyniv se révèle comme une cheffe de premier plan. Elle livre d’emblée une ouverture vibrante, colorée, généreuse et passionnée, mais toute la soirée sera au diapason de cette énergie canalisée vers une vérité théâtrale.
La distribution est de premier plan, et ici aussi c’est une femme qui domine : Asmik Grigorian. La soprano lituanienne campe une Senta naturellement rebelle, sorte de Billie Eilish bravache dont les provocations ne sont jamais gratuites. La voix est ample et précise, mais aussi d’une sensualité qui éblouit dans la célèbre ballade du deuxième acte. Georg Zeppenfeld est un formidable Daland, aigu, lumineux mais grave sonore, phrasés élégants. Le Hollandais de John Lundgren séduit par son allure de marginal inquiétant et sa voix colorée, mais la voix se révèle parfois instable et manque un peu de noirceur. Excellents aussi, le Erik d’Eric Cutler, la Mary de Marina Prudenskaya et même le Timonier d’Attilio Glaser, qui réussit à donner une épaisseur à ce rôle souvent négligé.
Pas de mer, pas de vaisseaux
Comme à l'habitude, la mise en scène de Dimitri Tcherniakov déconcerte d'abord. Pas de mer, pas de vaisseaux, pas non plus de dimension fantastique, mais juste un drame quotidien comme on en connaît tant aujourd'hui. Pendant l'ouverture, une pantomime en forme de flash-back révèle le contexte de l'histoire. Dans une petite ville, un enfant découvre que sa mère a une liaison avec un homme du village - Daland en fait. Mais cet homme la rejette ensuite, avant que tout le village ne l'exclue et qu'elle finisse par se pendre sous les yeux de son fils. Tout l'opéra sera un retour, puis une vengeance. Adulte, le Hollandais revient sur les lieux. Daland ne le reconnaît pas mais, attiré par sa richesse, est prêt à lui donner sa fille Senta. Au final, le Hollandais fait feu sur trois habitants tandis que ses hommes incendient la ville, avant d'être lui-même abattu par Mary (présentée ici comme la compagne de Daland). La ville semble sortie d'un tableau naïf - cinq ou six maisons et une église dont l'agencement varie au fil des scènes -, le Hollandais rencontre Daland dans un café qui rappelle celui de Nighthawks d'Edward Hopper, et il chante Die Frist ist um après avoir payé une tournée à ses hommes et allumé une cigarette. Et c'est dans la véranda de Daland, autour d'une soupière partagée avec ses beaux-parents, que le marin maudit convaincra Senta de le suivre. Une relecture radicale, mais qui se révèle intelligente, cohérente et d'une grande force dramatique. Et qui a sa place dans un festival qui, depuis un siècle et demi, se contente de jouer sans fin les dix mêmes ouvrages et n'a donc d'autre choix que de les interroger sans cesse.
>>> Bayreuth, Festspielhaus, jusqu’au 20 août (à bureaux fermés) ; reprises en 2022. Diffusion sur Musiq3 le samedi 14 août à 20 h.