Quand Haendel rime avec top model
Brillante mise en scène d’un oratorio avec Bartoli et Carsen à l’affiche.
- Publié le 06-08-2021 à 19h23
- Mis à jour le 07-08-2021 à 07h06
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Ils sont sept filles et sept garçons, 20 ans et beaux comme des dieux, arrivant dans un bus de luxe à Salzbourg. Ils participent à un concours télévisé de top models, devant un jury allégorique dont les visages et les voix sont connus : le Plaisir (Cecilia Bartoli, cheveux coupés court et tailleurs pantalons), le Temps (le ténor anglais Charles Workman, prêtre en soutane portée ouverte) et la Désillusion (le contreténor américain Lawrence Zazzo, look de producteur de TV tout en noir). Les caméras sont là et, quand les lettres "Appl aus " s'allument, le public un peu guindé du Festival de Salzbourg applaudit de bon cœur. C'est justement la fin de l'ouverture d'Il trionfo del tempo e del disinganno et la Beauté (la jeune soprano suisse Regula Mühlemann, ravissante comme il se doit) vient de remporter le titre de Salzbourg Top Model 2021. Toute la soirée, elle oscillera entre les encouragements du Plaisir (Bartoli, entre Anna Wintour et influenceuse) qui lui recommande de ne pas se soucier du temps qui passe et de s'adonner sans arrière-pensée à tous les plaisirs terrestres (alcool, drogue, musique et sexe) et, à l'opposé, les avertissements du Temps et de la Désillusion qui ne manquent pas une occasion de la rappeler à la réalité.
Quand on la joue en concert (ce qui était l’essence de l’oratorio à l’époque de sa création à Rome en 1707), l’œuvre laisse s’épanouir la superbe partition du jeune Haendel mais souligne aussi la dimension parfois lourdement moralisatrice du livret du cardinal Pamphili. Mais, montée comme ici en version scénique avec les moyens techniques et financiers du Festival de Salzbourg (on a même ajouté un ballet qui vient adéquatement souligner certaines scènes), elle laisse mieux encore saisir la dimension indémodable du propos et la pertinence du débat. Surtout quand la dimension théâtrale est apportée avec intelligence et humour par Robert Carsen.
Comme le rappelle ce très faustien metteur en scène d’opéra (il garde, même à 67 ans, son allure juvénile), plutôt que de vivre avec l’illusion d’une jeunesse éternelle, source inévitable de déception, il faut vivre chaque étape de la vie avec la conscience de son caractère fugace et transitoire. Sa sympathie va donc clairement aux personnages du Temps et de la Désillusion, tandis qu’il fait du Plaisir une figure méphistophélique, qui fait signer à la Beauté un contrat d’exclusivité qu’elle regrettera amèrement. Dans les décors foisonnants de Gideon Davey et avec la force dramatique des lumières du Belge Peter van Praet, le génie de Carsen consiste à faire de chaque air une scène avec son univers scénique propre, passant peu à peu en cours de soirée de la vulgarité superficielle des mondes de la mode et de la télévision à une abstraction quasi philosophique, jusque dans une scène finale d’un bouleversant dépouillement.
Bartoli, un plaisir
À la tête des excellents Musiciens du Prince-Monaco, Gianluca Capuano révèle toutes les subtilités de la partition, caractérisant lui aussi idéalement l'ambiance de chaque air mais n'hésitant pas à ornementer, ajouter une brève ritournelle instrumentale pour lier deux scènes ou varier le continuo. Le quatuor de solistes est excellent, mais c'est encore Bartoli qui, même dans un rôle plutôt noir et sans chercher à séduire, tire son épingle du jeu : elle a la maîtrise la plus souveraine des coloratures, et ses pianissimi idéalement audibles font encore merveille, notamment dans le fameux air "Lascia la spina ", l'un des grands moments de la soirée.
>>> Salzbourg, Haus für Mozart, les 8, 12, 14 et 17 août ; www.salzburgerfestspiele.at