"Ella & Louis", la belle et la bête
Le 16 août 1956, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong enregistraient leur premier album en duo. "Ella & Louis" symbolise le succès de la réunion des contraires. Norman Granz en a aussi fait une arme contre la ségrégation raciale.
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- Publié le 18-08-2021 à 17h53
- Mis à jour le 26-08-2021 à 11h09
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"Heaven, I'm in heaven…" Après quelques accords posés sur le piano par Oscar Peterson, Louis Armstrong entame "Cheek to Cheek" avant de passer le relais à Ella Fitzgerald en lançant "Take it Ella, swing it !". Des centaines de reprises de cette chanson écrite en 1935 par Irving Berlin, cette version, datant de 1956, est sans doute la meilleure, la plus détendue, la plus tranquillement swingante, la plus symbolique.
"Cheek to Cheek", "Joue contre joue", donne le ton à ce formidable album, Ella and Louis, enregistré le 16 août 1956, il y a 65 ans maintenant. Un disque intemporel, paru trois mois plus tard, en octobre. À l'époque, l'un comme l'autre sont des stars confirmées et, cela va de soi, l'opération s'est soldée par un immense succès, à la fois populaire et critique, Ella and Louis s'écoulant à 100 000 exemplaires en un mois.
Et ça, sans même que le titre ou les noms des deux interprètes principaux ne figurent sur la pochette du disque. En ces temps immémoriaux d’avant l’ère de la dématérialisation, le premier contact avec la musique enregistrée était la couverture dans laquelle était emballé le précieux vinyle. Celle-ci ne dit rien et tout à la fois, qui montre la chanteuse et le trompettiste chanteur assis côte à côte, pendant une pause, dans le studio d’enregistrement.
À gauche, dans sa robe blanche imprimée d'été, elle étale un doux sourire bienveillant. À sa droite, plus petit, gringalet à côté d'elle, chaussettes blanches roulées sur les chevilles, il arbore un large sourire pas très naturel. Est-ce le fait de poser devant l'œil de Phil Stern, photographe chez Vogue ? Car la séance d'enregistrement, elle, se passe dans la joie et l'allégresse, Ella déclarant qu'à certains moments, elle ne savait plus si elle devait rire ou chanter.
Désarmante simplicité
C’est sur cette image, d’une désarmante simplicité, que l’album se vendra de prime abord, la popularité des deux artistes jouant son pouvoir d’attraction, alors qu’a priori, tout les sépare. Né le 4 août 1901 à La Nouvelle-Orléans, Louis a 16 ans de plus qu’Ella, qui a vu le jour le 25 avril 1917 à Newport News, en Virginie. Il y a surtout, entre eux, une différence de génération musicale.
Avec sa trompette, Louis, petit-fils d’esclave et fils de michetonneuse, a créé les fondements d’un style né dans les bouges du sud de la Louisiane. S’étant imposé comme le premier soliste, il est considéré comme l’inventeur du jazz moderne. Ayant assimilé le style swing des grands orchestres des années trente, il est en quelque sorte dépassé par le be-bop des années quarante, sans que sa popularité en souffre.
Après s’être fait une voix et un nom dans les orchestres swing de Chick Webb et de Benny Goodman, Ella a intégré les évolutions du be-bop. Elle excelle aussi dans ce style d’improvisation sur onomatopées, le scat, un art qu’un certain Louis Armstrong passe - erronément - pour avoir inventé. Qu’importe, voilà un premier point commun entre Ella et Louis.
Parce ce que, entre eux, outre l'âge, les différences sautent aux oreilles : elle incarne la classe, lui, la bonne humeur bourrue et un peu forcée ; elle voix de velours, lui de papier de verre ; elle la fraîcheur d'une source, lui, le torrent de cailloux. L'album Ella and Louis n'est pas le premier enregistrement de l'improbable paire. L'idée vient de Milt Gabler qui, en 1946, travaille pour la firme de disques Decca.
Gabler est l’un de ces personnages qui ont changé en profondeur l’industrie phonographique. En 1939, sur son étiquette Commodore, il publia la chanson "Strange Fruit", de Billie Holiday, jugée trop subversive par la Columbia. Entré chez Decca, il enregistre les premiers duos entre Ella Fitzgerald et Louis Armstrong.
En 1946, la ballade "You Won’t be Satisfied (Until You Break my Heart)" et la chanson plus joyeuse "The Frim Fram Sauce" constituent les deux faces du premier 78 tours, numéro de catalogue 23496, réunissant les deux stars, qui ont alors respectivement 29 et 45 ans. Malgré son succès, ce premier disque d’Ella et Louis n’eut une suite que quatre ans plus tard, lorsque paraissent "Can’t Anyone Explain (No, No, No !)" et "Dream a Little Dream of Me" (Catalogue 27209, 1950), puis "Oops" et "Necessary Evil" (Catalogue 27901, 1951).
Collections de standards
Il faut attendre 1956, et l'avènement du microsillon, pour qu'un certain Norman Granz ne mette la main sur l'idée et la développe pour faire enregistrer au duo un album entier. À l'instar de Gabler, Granz est un génie du phonographe. Devenu manager d'Ella Fitzgerald, il offre un écrin à sa voix d'or en créant, pour elle, l'étiquette Verve. En mai 1956, il réussit un coup de maître avec Ella Fitzgerald Sings the Cole Porter Song Book, la chanteuse interprétant avec un talent fou toute une collection de standards popularisés à Broadway. Son idée est, alors, de rééditer le coup en ajoutant Louis Armstrong.
Le 15 août 1956, jour précédant l’enregistrement d’Ella and Louis, le duo se produit au Hollywood Bowl de Los Angeles, lors d’un concert dans le cadre de Jazz at the Philharmonic (JATP). Après le déclin de ces machines à danser qu’étaient les big bands, Granz voulut sortir le jazz des night-clubs et des dancings pour le mener dans les salles de concerts.
Rien que des stars
Le truc, c’est de rassembler des stars sur scène. Le 15 août, à Hollywood, sont programmés Louis Armstrong et son All-Stars, Ella Fitzgerald, Art Tatum et Oscar Peterson. Le lendemain, Norman Granz embarque une partie de cette bande aux tout nouveaux studios Capitol, situés dans la célèbre tour ronde de treize étages, au 1750 Vine St. à L.A. Fin du fin de la technologie, ils ont été inaugurés deux mois et demi plus tôt.
Le formidable succès de ce coup, réussite tant artistique que commerciale, réside dans la convergence de plusieurs éléments, la plupart dans le chef de Norman Granz. C’est lui, en effet, qui persuade Louis Armstrong de mettre en veilleuse son groupe du moment, son All-Stars avec lequel il tourne intensément, au profit du quartette constitué autour du pianiste Oscar Peterson. Avec Herb Ellis à la guitare, Ray Brown à la contrebasse et Buddy Rich à la batterie, le quartette est, en soi, un all-stars constitué de deux Noirs et de deux Blancs.
Cela s'est déjà vu chez Nat "King" Cole, mais cette mixité raciale est encore rare à l'époque. Elle fait partie du plan de Granz, qui déclara à Ted Hershorn, son biographe, "Tout livre sur ma vie devrait commencer par ma philosophie de base, consistant à combattre les préjugés raciaux. J'aimais le jazz, et le jazz était ma façon de faire cela." Cela se marque aussi par le choix du répertoire, ce Great American Songbook dans lequel puiser les chansons les plus populaires auprès de toutes les communautés. Interprétée initialement par les grands crooners blancs Bing Crosby, Fred Astaire, Dean Martin, Frank Sinatra, cette musique pop de l'époque porte les signatures d'Irving Berlin, George et Ira Gerswhin, Hoagy Carmichael.
Louis, l’idole d’Ella
Cette extraordinaire réussite tient aussi à l’attitude positive, voire enthousiaste des deux protagonistes, Ella endossant un rôle quasi maternel vis-à-vis de Louis, son idole qu’elle imite parfois en chantant. Dans le répertoire de Broadway décidé par Norman Granz, elle insiste pour que Louis choisisse lui-même les titres qui lui conviennent, ainsi que la tonalité d’interprétation de ces chansons.
C'est donc sur des voix totalement disparates, d'artistes que seize ans séparent, qu'est fondé le chef-d'œuvre. "A Foggy Day", "Tenderly", "April in Paris", "Isn't this a Lovely Day", ce n'est absolument pas le répertoire que fréquente Louis, et ces standards sont, pour la plupart, chantés sur une tonalité qui n'est pas celle d'Ella. Pourtant, Ella and Louis est d'une classe et d'une créativité incroyables, un classique drôle, intemporel, un classique d'entre les classiques. A priori antinomiques, mais avec le swing en commun, ces deux personnalités ont atteint la perfection dans l'art du duo, chacun, dans cette affaire, restant lui-même, authentique génie musical. Si Ella cajole son aîné Louis, Louis entoure le chant d'Ella d'un scat bienveillant.
Le succès de cet album respirant le bonheur des séances d'enregistrement dépassa de loin le cadre des États-Unis. Ella and Louis eut deux successeurs tout aussi rayonnants, Ella and Louis Again en 1957, puis Porgy and Bess l'année suivante. Norman Granz avait raison : l'immense popularité d'Ella Fitzgerald et de Louis Armstrong, ainsi que leur répertoire pop, eurent raison des barrières raciales et des lignes de démarcation culturelles.
"Heaven, I’m in heaven
And my heart beats so that I can hardly speak
And I seem to find the happiness I seek
When we’re out together, dancing cheek to cheek..."
"Ella and Louis", "Ella and Louis again", "Porgy and Bess", "Cheek To Cheek - The Complete Duo Recordings", Verve/Universal.