En musique comme ailleurs, "tout le monde copie tout le monde"
JUNGLE célèbre l’amitié, la musique et le sens du collectif sur “Love In Stereo”. Le duo londonien y mêle brillamment ses principales influences musicales, et estime que toute création s’inspire toujours de celle d’un autre. Comme l'illustre parfaitement le documentaire "Everything is a remix".
- Publié le 19-08-2021 à 17h55
- Mis à jour le 27-09-2021 à 12h16
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"Dry Your Tears, don't Cry, I'm with you this time ", chantent Josh Lloyd Watson et Tom McFarland à l'unisson. Autrement dit : "Sèche tes larmes, ne pleure pas, je suis là cette fois." Pendant les quarante minutes et sept secondes qui suivent, le duo londonien prend un plaisir évident à célébrer l'amour, la danse, la liberté de mouvement. Loving In Stereo (Caiola Records, sorti le 13 août) est une injection massive d'énergie positive. Jungle sonne funk, soul et disco, garde le rythme haut, et s'offre chœurs et cordes pour assumer ses très belles ambitions musicales.
Covid ou non, la communauté l'emporte, l'art prévaut, et le collectif fait plus que jamais la force. "Nous sommes musiciens, auteurs, producteurs et réalisateurs", réagit Josh Lloyd Watson. "On s'entoure sans arrêt d'autres artistes, il n'est pas question d'avoir les projecteurs braqués sur nous."
Les deux musiciens ont vu le jour et grandi à Shepperd's Bush, quartier branché du centre de Londres, logé entre Nothing Hill et Hammersmith. Le lieu est bien connu des fans de rock, Oasis et Blur y ont enregistré nombre d'albums dans les années 90, mais, historiquement, "il y a surtout The Who", insiste Tom McFarland. "Ils ont donné leur tout premier concert au Buckingham's Club, qui se situe encore à deux minutes à pied de nos appartements. Soyons clairs : on a été gâtés. Grandir à Londres nous a exposés à une quantité incroyable de musique et à une très grande diversité de cultures qui ont façonné notre univers."
Pour passer le temps "sans en perdre", les deux ados écrivent, composent, dessinent. Ils sortent un premier album en 2014 et remportent instantanément le prestigieux Mercury Prize. For Ever suit en 2018 et reprend - bien avant que cela ne devienne une tendance massive - les codes du funk et du disco. "Je pense que tout le monde copie tout le monde", répond Josh. "Rien n'est jamais original au sens strict du terme. Je ne prétendrai jamais que ce que nous faisons est une création originale. Je dirais plutôt que nous avons fait un collage de nos multiples influences, d'une façon qui n'avait peut-être pas encore été faite avant."
"Tout vient toujours par vagues", poursuit Tom. "Je dirais que c'est une des raisons pour lesquelles la musique à guitares revient à ce point en force, aujourd'hui. On agit tous en réaction à quelque chose. Vous passez des années à écouter de la musique digitale simple et formatée, conçue sur mesure pour toucher le plus grand nombre de personnes en streaming ou dans les charts. Que font les musiciens alternatifs ? Ils réagissent à cette tendance et essayent de proposer quelque chose de différent, de plus 'vrai', avec énormément d'instruments."
Loving In Stereo concrétise parfaitement cette volonté. Outre l'ensemble à cordes, Jungle invite musiciens, rappeurs, chanteuses. "Je n'ai manifestement pas la voix pour chanter comme une jeune femme de 19 ans, poursuit Tom McFarland en rigolant, mais c'est ce que nous voulions sur 'Goodbye My Love', alors on a contacté Priya Ragu qui apporte cette richesse, cette dynamique."
Tout est dans l'énergie et les clips réalisés personnellement par les deux musiciens. "La musique et les images parlent d'elles-mêmes", estime Josh Lloyd Watson. "On a essentiellement voulu créer des émotions, de petites idées dans lesquelles les gens peuvent plonger, au lieu d'être dans la démonstration et les descriptions. 'Talk About I'", par exemple, porte sur le besoin de chacun de s'exprimer, l'importance de dire ce qu'on a sur le cœur, quel que soit le sujet. Qu'il s'agisse de dire à quelqu'un qu'on l'aime pour la première fois, ou de se libérer d'un poids. Tout est toujours une question de confiance en soi-même. Et c'est précisément cette confiance en nous, en nos idées et en la meilleure façon de les faire aboutir qui rend cet album différent de nos précédents."
Toute création n’est jamais qu’un remix
Complètement has been pendant des décennies, le disco est omniprésent, depuis quelques années. Pas une semaine ne passe sans qu'un artiste pop sorte une œuvre qui s'en réclame. Clara Luciani, Dua Lipa, Rival Sons, Kylie Minogue, Miley Cyrus et bien d'autres se sont tous ouvertement réapproprié les codes du genre, musicalement et visuellement. Pour reprendre la formule consacrée : "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", en musique comme ailleurs. Les cycles se suivent, mais ne se ressemblent pas nécessairement.
"Il y a un documentaire incroyable sur le sujet", nous répondent les deux musiciens de Jungle lorsqu'il s'agit d'aborder la question des innombrables influences qui parsèment leur dernier album (lire ci-contre). "Il est disponible en accès libre sur YouTube et s'appelle Everything is a Remix. On y montre de manière bluffante comment toute création est toujours empruntée et reformatée, avant d'être régurgitée sous une forme plus ou moins singulière."
Led Zeppelin, célèbre copieur
Selon le documentaire, le terme "remix" fait son apparition fin des années 70 avec l'arrivée du hip-hop, premier mouvement musical à intégrer ouvertement des extraits d'enregistrements préexistants ("samples") pour en faire une nouvelle création. Everything is a Remix cite en exemple la reprise de la ligne de basse de "Good Times" de Chic par le groupe de rap Sugarhill Gang dans son morceau "Rapper's Delight", avant que ce même riff ne soit repris des dizaines de fois par la suite.
Mais l'art de la récupération remonte bien plus loin. Toujours selon Everything is a Remix, et comme cela avait déjà été démontré des centaines de fois par divers critiques de rock et de blues, l'un des plus illustres "copieurs" de tous les temps n'est autre que Led Zeppelin. "Bring It On Home" reprend le titre et le rythme du morceau éponyme de Willie Dixon. "The Lemon Song" se base sur des passages entiers du "Lemon Floor" de Howlin'Wolf. "Black Mountain Side" rejoue littéralement la mélodie de "Black Water Side" d'un certain Bert Jansch, et le célébrissime "Stairway To Heaven" est clairement une copie de "Taurus" du groupe Spirit.
Scandale ? Pas nécessairement, la pratique était loin d’être inédite à l’époque. Le blues s’est toujours inspiré du gospel et autres negro spirituals, avant d’influencer à son tour le rock’n’roll. Mais, contrairement à d’autres, Led Zeppelin n’a jamais attribué le contenu original à ses auteurs.
De la création à la propriété
Everything is a Remix va un cran plus loin, pour remonter aux fondements de la créativité, et estime que, fondamentalement, "la base, la matière sur laquelle repose notre créativité part d'une notion méprisée et incomprise : le recopiage". En cinéma, Star Wars a pompé d'innombrables plans et idées à des classiques du western et au cinéma d'Akira Kurosawa. Le Macintosh révolutionnaire d'Apple a en bonne partie amélioré des fonctions initialement créées par Xerox pour son "Alto", et cela vaut pour la plupart des grandes découvertes scientifiques. "Tout le monde part toujours de quelque chose, pour en bâtir une autre", et le documentaire de citer en exemple les premiers albums des Rolling Stones ou de Bob Dylan, exclusivement composés de reprises.
Longtemps, cela n'a pas réellement posé de problème. "Pendant la majeure partie de l'histoire, les idées et créations étaient libres de droits", précise Everything is a Remix. "Mais l'économie de marché a tout changé en transformant la création en produit." Le droit d'auteur s'est imposé. Ce qui explique, notamment, que l'on voie désormais émerger d'innombrables procès, pour des copies vieilles de plusieurs décennies.