L’opéra de toutes les symbioses
Formidable création à la Monnaie de "The Time of Our Singing" de Kris Defoort.
- Publié le 16-09-2021 à 10h22
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Cela commence par le mariage d'un émigré juif allemand et d'une Afro-Américaine : David, blanc ; Delia, noire. Symbiose des origines, des couleurs de peau, des cultures, mais surtout histoire d'amour cristallisée autour de la musique pratiquée en famille (Le Temps où nous chantions). Symbiose interrompue dramatiquement - elle meurt dans un incendie criminel - et en même temps poursuivie à travers trois enfants, profondément unis au-delà de leurs différences et de leurs incompréhensions : Jonah, le ténor qui chantera à la Scala avant de fonder un groupe de polyphonie Renaissance en Belgique ; Joey, le pianiste, déchiré entre son aîné et sa cadette ; et Ruth, écorchée vive et révoltée née. Eux, et les autres (le grand-père, la soprano vamp façon Jessica Rabbit), subtilement esquissés dans le livret de Peter Van Kraaij qui a su garder la substantifique moelle du roman original de Richard Powers, forment une formidable galerie de véritables et mémorables archétypes théâtraux.
La première vertu de The Time of Our Singing, le nouvel opéra de Kris Defoort créé mardi à la Monnaie, c'est de traiter avec autant de pudeur que d'intensité de la question raciale, de cette symbiose à la fois souhaitable et impossible, vue aussi à travers le prisme de ceux qui en sont les fruits : être métis, être encore noir aux yeux de Blancs sans l'être suffisamment aux yeux des Noirs. Un opéra éminemment politique mais jamais didactique, un opéra qui raconte, qui dit, qui montre et qui, très vite, bouleverse.
Éblouissante partition
Mais la symbiose est aussi musicale. Defoort signe une éblouissante partition qui transcende les figures imposées de l'opéra traditionnel pour créer un style sui generis qui, avec une fluidité fascinante, agglomère, l'air de rien, les courants musicaux majeurs du XXe siècle - celui de l'histoire telle qu'elle nous est contée, depuis l'invasion de la Pologne jusqu'aux émeutes de 1992 à Los Angeles en passant par l'assassinat de Martin Luther King. Le classique est bien là, résolument contemporain mais toujours extrêmement accessible, mais il y a aussi le jazz, le rock, les danses, le rap, une palette sans fin d'expressions musicales qui s'enchaînent ou parfois même se superposent avec un naturel confondant. Et les grands anciens, de Bach à Purcell ou de Schubert à Puccini, sont convoqués en citations jouissives.
La troisième symbiose, c’est l’étonnante fusion de la musique et de la scène. Ted Huffman a trouvé un langage théâtral simplissime, un théâtre de tréteaux qui a la même évidence et le même naturel que la partition et finit même par se confondre avec elle. Pas de vrais décors, juste un piano droit, un écran blanc immense et en même temps trop petit pour accueillir tous les drames du monde. Et… une centaine de petites tables carrées d’un mètre sur un mètre qui commencent comme estrades et finissent comme barricades.
Venus du monde classique (Mark Doss, William Daley, Claron McFadden, Levy Sekgapane, Peter Brathwaite, Lilli Jorstad, l’excellent chef Kwamé Ryan ou encore le pianiste David Zobel) ou non (Abigail Abraham, les étudiants), tous les interprètes sont remarquables. Et ces personnages qui, tour à tour, se font aussi narrateurs, ces personnages qui, même silencieux ou disparus - la mort est traitée ici avec la pudeur bouleversante des seuls regards -, continuent à interagir comme accessoiristes ou machinistes, on les aime immédiatement et on n’a plus envie de les quitter.
La Monnaie, jusqu’au 26 septembre ; www.lamonnaie.be