Le lac complètement fou de Kurt Weill
Direction superbe et mise en scène délirante pour un opéra oublié de 1933.
Publié le 05-10-2021 à 14h50
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/VUDFZVM7GFANHGSFBZZYJYKZEQ.jpg)
Coïncidence étonnante : en mars 2020, l'Opéra flamand avait fermé ses portes juste après une production délirante signée Ersan Mondtag d'un opéra oublié de Franz Schrecker créé en 1932, Der Schmied von Gent. Un an et demi plus tard, la maison anverso-gantoise accueille pour la première fois du public en ses murs avec une production plus délirante encore, et signée du même Ersan Mondtag, d'un opéra tout aussi oublié de Kurt Weill créé en 1933, Der Silbersee.
Le lac d’argent du titre, c’est l’appellation dérisoirement donnée à une espèce de terrain vague où se côtoient les laissés-pour-compte de la société. Ils ont ici l’allure de mutants, aux traits encore vaguement humains mais avec des membres supplémentaires qui ont poussé suite à des maladies. Alors qu’ils viennent de voler quelques ananas dans un supermarché, Olim, un policier, tire sur l’un d’entre eux, Severim, mais s’en veut immédiatement de son geste. Tout l’opéra verra les deux hommes se côtoyer puis se rapprocher dans le somptueux château que le policier a pu s’acheter après avoir gagné à la loterie.
Mise en abyme
En 1933, l'œuvre fut créée simultanément dans trois villes allemandes, puis interdite après l'arrivée des nazis au pouvoir - la partition fut même brûlée lors des fameux autodafés. En 2021, Mondtag imagine que l'œuvre est donnée en 2033, nouvelle époque de montée des extrémismes, et il recourt à une mise en abyme (pièce dans la pièce) où le metteur en scène (qui joue aussi le rôle d'Olim) réfléchit avec ses acteurs à la meilleure manière de représenter l'action pour un public averti. À partir de ce moment, il reste la musique de Kurt Weill, mais le texte parlé original (en allemand) est remplacé par un texte modernisé, en anglais et en flamand, d'un comique "héneaurme" qui part dans tous les sens : références au conflit israélo-palestinien, railleries du politiquement correct et de la cancel culture, revendication d'une dimension queer (Olim et Severin transformés en icônes gay), le tout mâtiné de scatologie et de grosses blagues pas toujours fines. Visuellement, c'est tout aussi délirant, tant pour les décors (notamment un fronton de temple avec des statues peu classiques) que pour les costumes, qui vont de l'Égypte antique à la science-fiction en passant par d'étranges rats aux yeux rouges.
Le nouveau texte écrit par Till Briegleb et Piet De Volder allonge plus d’une fois inutilement la sauce et on peut regarder sa montre, surtout au deuxième acte (la soirée dure 3 h 15). Et pourtant, la trame générale du livret de Georg Kaiser est préservée, le message antifasciste n’a rien perdu de sa pertinence percutante et, surtout, on est emporté par la vivacité incisive et jubilatoire de la partition de Kurt Weill. Le jeune chef flamand Karel Deseure dirige superbement un orchestre et des chœurs maison en belle forme, les solistes du chant sont excellents (notamment Daniel Arnaldos en Severin et Hanne Roos en Fennimore) et les comédiens (Benny Claessens, Elsie de Brauw et Marjan De Schutter) aussi.
Anvers, Opera, jusqu’au 16 octobre ; www.operaballet.be