Concours Reine Elizabeth : Shadrin fait pleurer Prokofiev pour son pays en guerre

Bouleversante prestation du candidat ukrainien, en symbiose organique avec son instrument.

Nicolas Blanmont
Concours Reine Elizabeth : Shadrin fait pleurer Prokofiev pour son pays en guerre
©D.R.

Dès les premières mesures des 5 Albumblätter, Oleksiy Shadrin installe un climat de noirceur. Son Widmann n’évoque pas seulement Schumann, mais aussi Prokofiev, Chostakovitch ou Schnittke, qu’il avait admirablement joué en demi-finales. Pas un sourire sur les lèvres du candidat ukrainien, qui donne l’Adagio ohne allegro les yeux mi-clos, quasiment de mémoire. Son pantalon anthracite et sa chemise noire sans apprêt sont au frac de concert ce que le t-shirt kaki de Volodymyr Zelensky est aux costumes soignés de ses collègues occidentaux : en temps de guerre, on va à l’essentiel et on ne se perd pas en fioritures. Même climat de tristesse dans le Liebelei et le Lied im Volkston, dont le finale semble curieusement détimbré alors que, sinon, la sonorité de son Montagnana est remarquablement projetée. Même la Bossanova et le Mit Humor prennent ici un côté grinçant : le candidat ukrainien n’a manifestement pas le cœur à sourire, mais qui pourrait l’en blâmer ?

Comme grosse pièce, Oleksiy Shadrin a choisi la symphonie concertante de Prokofiev, choix posé et communiqué avant le 24 février – le règlement l’impose –, mais pourquoi l’invasion de son pays aurait-elle justifié de le modifier ? Prokofiev appartient autant à l’Ukraine – il est né près de Donetsk – qu’à la Russie, et l’œuvre va comme un gant au candidat ukrainien qui maîtrise et chérit visiblement cette partition. Shadrin, dont la stature d’ours n’est pas sans rappeler celle d’Ivan Karizna voici cinq ans, ne sourit toujours pas, mais il chante : sa voix est celle de cet instrument devenu prolongement de son âme tout autant que de son corps, et avec lequel il entretient une émouvante symbiose organique.

Technique époustouflante, sonorité somptueuse, lyrisme puissant, sens de la narration et de l’épique : le candidat livre une prestation bouleversante par son contexte, mais plus encore par son essence. Les passages les plus déterminés de l’œuvre prennent, inévitablement, l’allure d’un combat au corps à corps, et on croit un instant le deviner au bord des larmes dans le mouvement final : la salle l’est en tout cas.

Celui-là aussi mériterait de se retrouver sur le podium.

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