D’Idoménée à Hirohito, le bégaiement des mythes
Sur scène, l’“Idomeneo” de Mozart recontextualisé par Miyagi, célébré par Pichon.
- Publié le 11-07-2022 à 19h16
- Mis à jour le 11-07-2022 à 21h22
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Quel lien entre le retour d'Idoménée, allié des Grecs, vers la Crête, après la défaite de Troie, et la capitulation de l'empereur Hirohito après la bombe atomique et la défaite du Japon ? Comparaison n'étant pas raison, Satoshi Miyagi (l'Antigone de Sophocle à Avignon, en 2017, c'était lui) a d'abord voulu réveiller la dimension sacrificielle du pacte entre les hommes et les dieux, tout en soulignant que les véritables victimes de ces transactions au sommet sont les citoyens d'en bas, civils et soldats, dont les âmes continuent à pleurer dans le monde des morts… Car qui aurait imaginé que l'Empereur, pour lequel tous les Japonais auraient donné leur vie, pût pactiser avec les Américains pour maintenir sa lignée sur le trône ? Et Idoménée fit-il mieux, de son temps, prêt à sacrifier la vie d'un homme (ce sera, hélas, son propre fils) à la colère des dieux pourvu que son navire fût sauf et le ramenât à bon port, c'est-à-dire au pouvoir ?
Deuxième "motto" de Miyagi : rendre aux héros leur dimension mythique, les extraire de la quotidienneté, affirmer leur différence et leur hauteur. Au sens propre, puisque ses héros chantent ici debout sur des colonnes - polyèdres à base triangulaire, aux parois tour à tour opaques ou translucides, selon les savantes lumières de Yukiko Yoshimoto - manœuvrées de l'intérieur par les âmes prisonnières. Le rang, l'origine, la fonction de ceux d'en haut sont traduits avec faste selon le code vestimentaire japonais, à l'exception d'Ilia, princesse troyenne vaincue, mais héroïne quand même, transformée en élégante fille de famille américaine (à contre-sens de la transposition…). Ceux d'en bas, ces ombres exprimant sporadiquement leur douleur et leur impuissance, sont vêtus comme les soldats japonais, silhouettes reconnaissables entre toutes et soudain poignantes dans ce contexte revisité. Le monstre s'abattant sur l'île est la bombe atomique elle-même (reproduction de l'œuvre The Hiroshima Panels (II) Fire d'Iri et Toshi Maruki, comparable à notre Guernica de Picasso). Enfin, Elettra, la Crétoise fidèle et finalement trahie, fait partie de ceux d'en bas, elle est faite de chair et de sang, elle hurle sa colère et sa douleur - formidable Nicole Chevalier -, démontrant au passage que Miyagi sait aussi mettre en scène les passions humaines. Tout cela se tient, même si le Japonais pèche parfois par excès d'intentions, alourdissant d'autant la matérialité qu'implique son concept.
Et Mozart ? Et Raphaël Pichon ? Et les chanteurs ? Le premier en sort éclairé d’un jour nouveau même si le deuxième, en phase avec les héros, s’est perceptiblement refusé toute effusion abusive. Dès la brève ouverture, en effet, le chef donne à la musique l’ineffable sensualité, la rondeur et la lumière qui fondent sa signature et dont il ne se départira pas, quitte à renoncer à quelques éclats dramatiques bien utiles.
Sabine Devieilhe au paroxysme
Le premier air d’Ilia, qui, dans ses sentiments exacerbés (elle est amoureuse d’Idamante, fils de celui qui lui a tout pris) résume toutes les contradictions de la tragédie, révèle la soprano Sabine Devieilhe sur un versant uniment éthéré, mais conduisant, à travers des cadences surnaturelles, au paroxysme de l’art vocal. Dans le rôle d’Idamante, la mezzo Anna Bonitatibus est la seule à combiner statisme et expression des sentiments tandis que, bridé de toutes parts sauf dans la scène extraordinaire de la tempête, le "baryténor" américain Michael Spyres (Idomeneo) est manifestement à l’étroit sur sa stèle. Essentiels dans cette affaire, et totalement engagés, les chœurs de Pygmalion et de l’Opéra de Lyon, rejoints par six danseuses et danseurs, sont exemplaires. Avec encore les excellents Linard Vrielink (Arbace) et Kresimir Spicer (Gran Sacerdoce), et la "Voix" d’Alexandro Stavrakakis.
--> À Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, jusqu’au 22 juillet. Diffusé les 11 et 16 juillet sur Arte.