Le Gent Jazz fait la fête au saxophone

Joe Lovano, Charles Lloyd et Archie Shepp, ou l’élite des anches.

Dominique Simonet, à Gand
Le Gent Jazz fait la fête au saxophone

Samedi soir sur la Terre, zoom sur Gand et le site culturel du Bijloke en constante rénovation. Pour sa vingt et unième édition, le festival gantois n’a jamais été moins jazz : du 7 au 16 juillet, seules deux dates sont vraiment vouées à la note bleue, la prochaine étant le jour de clôture, avec Youn Sun Nah, Christian McBride et Avishai Cohen (le bassiste).

En attendant, ce samedi, le saxophone est prophète au pays de son inventeur : Joe Lovano, Charles Lloyd et Archie Shepp se succèdent sur la grande scène, dans un chapiteau où, économies obligent, les grands écrans ont disparu.

Entre ces pointures américaines viennent s’intercaler De Beren Gieren (les ours-vautours), l’une des sensations jazz flamandes, qui se présente sous la forme d’un trio piano basse batterie classique. Ce qui l’est moins, classique, c’est l’adjonction d’électronique au piano (Fulco Ottervanger).

S’il y a un réel travail sur la matière sonore, avec des épisodes nimbés de brumeux mystère, l’utilisation des claviers ressemble plus à une recherche de sons et d’effets, sans grande profondeur musicale. Sous l’impulsion de la basse électrique (Lieven Van Pée), le trio devient plus rock avec une dramatisation en crescendo sur fond de structures répétitives.

Finalement, c’est le batteur Simon Segers qui tire son épingle du jeu avec sa manière d’animer son instrument.

L'âme, c'est ce qui manque le moins aux trois saxophonistes qui sont chacun une référence dans leur genre, portant très haut le ténor. Joe Lovano est un infatigable chercheur, quelle que soit la formule dans laquelle il s'exprime. Ici, avec Dave Douglas, il forme Sound Prints, la quintessence du quintette, dont le récent album Other Worlds est un chef-d'œuvre.

Lyrisme et fluidité

Tant collectivement qu’individuellement, Sound Prints fait des merveilles, puisant son inspiration chez Eric Dolphy ou Ornette Coleman. Chez Lovano, lyrisme et fluidité font bon ménage et, avec Douglas, il fait vraiment la paire.

Charles Lloyd n'est pas le plus causant des jazzmen, mais quand il l'ouvre, ce n'est jamais pour rien : "Nous allons chanter notre chanson de la planète qui devient folle, mais nous ne laissons pas tomber le rêve."

Habitué à explorer toutes les formules possibles et imaginables, le saxophoniste embarque ici ses fabuleux Marvels, avec Bill Frisell à la guitare, Greg Leisz à la pedal steel guitar, Reuben Rogers à la basse et Kendrick Scott à la batterie.

La pedal steel de l’espace

Plus fréquente en country, en blues ou en folk, la pedal steel est rare en jazz. Bill Frisell en eut l'idée pour son album Guitar In The Space Age (2014), un style très Hank Marvin qu'il exploite encore ici. Charles Lloyd est, lui aussi, fan des musiques enracinées, et il le laisse entendre aussi bien au ténor qu'à la flûte traversière.

Même dans les moments atmosphériques, une énergie et un lyrisme énormes se dégagent de son instrument, ce qui n’empêche pas certains épisodes free, en duo avec un Kendrick Scott changeant de rythmes à tour de bras.

Poétique, onirique voire éthique, sa musique dégage parfois des parfums exotiques et franchit la frontière mexicaine. L’occasion pour lui, qui n’en rate jamais une, de se ramener avec des maracas…

À propos, Charles Lloyd, 84 ans… À 85 ans, Archie Shepp se déplace à l'aide d'une canne et le pianiste Jason Moran lui donne le bras pour rejoindre sa chaise, avant qu'on lui apporte son saxophone. Shepp et Moran forment le duo de l'album Let My People Go (2021), avec la chanteuse toulousaine Marion Rampal en plus.

Passage de témoin

Entre le saxophoniste vétéran et le pianiste de trente-sept ans son cadet, la complicité est totale, car ils donnent tout et même au-delà, à la confluence entre les flots musicaux tumultueux. Shepp n’est peut-être pas toujours très juste ou sur le tempo, qu’importe : on assiste là à une sorte de passage de témoin, assurant l’avenir de la Great Black Music.

"Ain’t Misbehavin" et "Blasé" chantés par Shepp en duo avec Marion Rampal, "Saving All My Love for You", les classiques s’enchaînent. Avec "Sometimes I Feel Like a Motherless Child", on entre dans une autre dimension : negro-spiritual datant d’avant l’abolition de l’esclavage, la chanson a été popularisée par un Richie Havens en transe à Woodstock.

Avec son saxophone et son chant tout en fêlures, Archie Shepp véhicule la mémoire du peuple noir. Cela n’échappe pas au public, dont l’écoute respectueuse est à mettre en perspective avec l’immense privilège d’entendre cette musique - blues, jazz, gospel, traditionnel - teintée de tant de souffrance.

Tant Shepp que Joe Lovano ou Charles Lloyd vont chercher des sons dans les profondeurs de leur instrument, de leur histoire et de leur âme. C’est là ce qu’ils ont à dire d’essentiel à notre temps.

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