Pierre Audi, directeur du Festival d'Aix-en-Provence: "L’avenir de l’opéra dépendra de sa capacité à faire dialoguer les arts"
Rencontre avec Pierre Audi, directeur du Festival d’Aix-en-Provence. Où l’on tente de marier les arts entre eux.
- Publié le 12-07-2022 à 14h59
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Haut lieu de mondanité, phare de la création lyrique, zone d'interrogation sociétale, le Festival d'Aix-en-Provence est un aigle tricéphale dont les ailes survolent de vastes champs. Pierre Audi, après avoir dirigé pendant trente ans l'Opéra national des Pays-Bas, y a fait son nid. Son envie est de faire dialoguer les arts entre eux, au prix d'expériences qui acceptent le caractère parfois hasardeux de la création.
De grands spectres sociétaux teintent ce festival : la bombe atomique, l’inceste, les charniers ; est-ce là une orientation que vous avez souhaitée ?
Je n'ai jamais orienté le travail des artistes. C'est la mise en relation de maîtres d'œuvre autour d'une partition qui génère une vision. Nous recevons celle-ci et tentons de l'honorer dans sa réalisation. D'une production l'autre, des thèmes sociétaux parfois concordants apparaissent, mais il s'agit d'une coïncidence. Avant Idomeneo, par exemple, le dramaturge Satoshi Miyagi n'avait jamais monté d'opéra. Il est parti de ses propres racines japonaises et de sa connaissance profonde de la tragédie grecque ; il a vu un rapprochement entre l'œuvre de Mozart et les évènements de la fin de la Deuxième Guerre mondiale au Japon. Comme la Crète d'Idoménée, c'est une île ; un cousinage insulaire.
Un festival, est-ce un peu de sensationnel opposé au geste plus intime de la création ?
La création est au centre de ma carrière. J’ai passé énormément de commandes, j’ai moi-même mis en scène nombre d’opéras modernes ; ce renouveau du genre est au cœur de mes préoccupations. Convoquer des grands musiciens sur scène, trouver dans la musique pure un potentiel théâtral. Dans un festival, il est nécessaire de réaliser ce qui n’existe pas ailleurs, dans les maisons d’opéra. En arrivant à Aix-en-Provence, j’ai voulu tenter des expériences qui m’étaient alors inconnues. Le grand défi de ce festival est de produire en une semaine sept productions d’opéra, ce qui correspond à un an de travail dans les théâtres lyriques.
Qu’en est-il de la désaffection du public dont se plaignent beaucoup de maisons d’opéra ?
Le public se rend compte que s'il ne vient pas au festival, il ne verra jamais ces productions. Il y en découle donc une urgence d'"être là" et les ventes s'en ressentent favorablement. Des chefs exceptionnels - Esa-Pekka Salonen, Raphaël Pichon - qui rencontrent des distributions et des metteurs en scène de l'envergure d'Andrea Breth ou de Romeo Castellucci, ce n'est pas le pain quotidien. Quant au prix des places, nous faisons en sorte qu'ils balaient une large gamme, pour que les spectacles restent accessibles (NdlR : pour Idomeneo, on trouve encore des places de 31 à 297 €). Mais le modèle économique du festival est extrêmement compliqué : avec 37 % de subventions, nous reposons en grande partie sur la billetterie et sur le mécénat.
Le festival n’occupe pas que le théâtre de l’Archevêché, il est partout dans la ville.
Le festival devait naître à Marseille. Cela n'a pas été possible. Les fondateurs ont trouvé l'Archevêché, qui était un écrin parfait pour un évènement de ce type. Une ville de 100 000 habitants qui compte deux maisons d'opéra est un phénomène totalement unique. Nous y présentons quatre nouvelles productions d'opéra autour desquelles gravitent des projets plus modestes ou de théâtre musical, comme cette année la Deuxième Symphonie de Mahler mise en scène par Romeo Castellucci présentée au Stadium. Cette gigantesque salle, abandonnée pendant vingt-cinq ans, dormait d'un sommeil lourd aux abords de Vitrolles. Sa fermeture a coïncidé avec l'arrivée au pouvoir du Front national dans les années 1990. Voilà une époque où les forces politiques pouvaient fermer un théâtre. Cela laisse à réfléchir : fermer un lieu pareil m'apparaît comme un crime.
Le dialogue entre la musique et les arts plastiques semble central dans votre travail.
Au Liban, où je suis né, il n’y avait pratiquement pas de théâtre : l’archéologie m’a fasciné, ainsi que la mémoire, le plein air, les lieux qui pouvaient devenir des théâtres éphémères. Mes parents m’ont nourri aux grands festivals étrangers. Un choc en est né et il s’est inscrit très profondément en moi. J’ai fondé le théâtre Almeida dans la résurrection d’un bâtiment endormi depuis cent ans. Parallèlement, j’ai été fasciné par le cinéma et par les arts plastiques. Pourtant, j’ai glissé dans l’opéra de manière accidentelle, emportant avec moi tous mes autres intérêts. En l’opéra, j’ai trouvé un écrin idéal au dialogue entre les différentes formes d’art. Après quarante ans de carrière, je reste étonné que mes collègues ne partagent pas avec moi cette envie de faire dialoguer les arts entre eux. Pour l’avenir de l’opéra, c’est - à mes yeux - une question fondamentale : qu’il parle de son temps, du futur, des problématiques de la jeune génération, mais sans ce repli identitaire qui le coupe du reste de la création.