Idles, colère au Royaume-Uni
Idles est actuellement le meilleur groupe de rock live en activité. Viscéralement engagés, les textes sont portés par une énergie brute et un humour carnassier sur scène. Rencontre avec Joe Talbot et Mark Bowen, quelques jours avant la venue des Britanniques dans une Ancienne Belgique sold out depuis des lustres.
- Publié le 12-08-2022 à 10h01
- Mis à jour le 14-08-2022 à 17h58
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Camden n'a plus l'énergie punk d'antan, et prend par endroits des allures de foire aux touristes, mais le quartier londonien reste un indécrottable repaire de rockeurs. Début des années 2000, Joe Talbot y traîne pour s'enivrer et assister à un festival local. De son propre aveu, les groupes programmés sont superbes, mais manquent d'énergie. Les artistes s'ennuient, le bonhomme aussi, et décide sur le coup de créer une formation à qui cela n'arrivera jamais : Idles, fréquemment décrite depuis lors comme "le groupe le plus nécessaire du Royaume-Uni".

Gallois d'origine, Joe recrute un guitariste nord-irlandais (Mark Bowen), trois Anglais (Lee Kiernan à la guitare, Adam Devonshire à la basse, Jon Beavis à la batterie), et prend ses quartiers à Bristol (sud-ouest du Royaume-Uni) en 2009. "La raison d'être d'Idles a toujours été de créer une connexion avec le public", explique-t-il désormais. "Tout simplement parce que, lorsque nous nous sommes lancés, il y avait des milliers de nouveaux groupes anglais et américains chaque semaine. Tout aussi cool les uns que les autres, mais manquant de cette énergie viscérale qui vous donne envie de hurler et de sortir vos tripes."
Incroyables performances scéniques
Catégorisé punk ou post-punk, termes qu'il rejette, le quintette sort le bien nommé Brutalism en 2017, puis Joy As An Act Of Resistance l'année suivante. Joe est en colère, contre la société britannique, son racisme, son ultracapitalisme, l'absence de perspectives pour la classe ouvrière. Contre lui-même, plus encore, rongé de son propre aveu par l'alcool et les drogues. Mais Idles va bien au-delà de ses espérances.

Le groupe se taille rapidement une réputation à l’échelle internationale grâce à ses incroyables performances scéniques, l’humour ravageur qui s’en dégage et le charisme de chacun de ses cinq musiciens. Chaque soir, Talbot est effrayant d’intensité. Systématiquement affublé d’une robe de chambre, Bowen incarne une sorte de folie joyeuse, tout comme Lee Kiernan, qui finit tout aussi systématiquement dans la fosse avec le public pour l’avant-dernier morceau, et ces trois-là peuvent se lâcher grâce aux efforts d’une section rythmique survoltée.
Une bataille personnelle
Ultra Mono enfonce le clou en 2020. Composé durant le Covid, Crawler couronne le tout (terme peu apprécié par une formation résolument antimonarchiste) en 2021 et marque un tournant. Virulent sur la forme, ce quatrième album est plus personnel, plus profond. Joe Talbot, qui a renoncé à la boisson entre-temps, y expose avec une honnêteté déroutante la bataille psychique qu'il mène depuis des années contre la colère, la peur, l'alcoolisme, et vingt ans de traumatismes divers et variés. La perte, la mort, l'addiction et la violence de notre société restent des sujets clés. Mais le calme, la paternité et la sobriété ont donné un nouveau point de vue au leader du groupe de rock le plus puissant et le plus excitant du moment. Rencontre avec Joe Talbot et Adam Bowen lors de leur passage à Rock Werchter début juillet, avant la venue d'Idles dans une Ancienne Belgique sold out, ce 24 août.

Vous vous décriviez il y a quelques mois dans une interview comme "des enfants heureux et en bonne santé" désormais… Vraiment ?
Joe Talbot : Pas en permanence, évidemment, mais quand nous jouons, oui, c'est le cas. La vie est difficile. Je suis père, Mark est père, et ce n'est pas une chose facile. Mais la difficulté, comme la douleur, n'est pas une mauvaise chose. Les moments les plus difficiles sont aussi ceux qui vous permettent d'en apprendre le plus sur vous-même. Mais, une fois que nous sommes sur scène, tout ce travail est terminé. On se contente de donner tout ce qu'on a et de vivre chacun de nos shows comme une catharsis.
Vous jugez vous-mêmes vos débuts "très mauvais" ; désormais, vous êtes l’un des meilleurs groupes live au monde. Comment êtes-vous passés de l’un à l’autre ?
Mark Bowen : C'est très simple, vous savez que vous êtes mauvais, alors vous vous entraînez, encore et encore.
J.T. : Notre niveau était catastrophique. Sur le plan musical, on ne maîtrisait pas nos instruments. Je chantais mal, je buvais sur scène, c'était une autre époque. J'étais en colère quand j'ai écrit les textes de Brutalism. Je prenais trop de drogues, je me comportais mal avec mes amis, ma famille. J'ai réalisé que j'essayais de me blinder, d'éviter la conversation. Mais, avec la thérapie et la musique, j'ai réalisé que je n'étais pas seul, que nous ne sommes jamais seuls. On peut se sentir profondément isolé, mais, en réalité, il y a toujours quelqu'un pour vous écouter, vous aider à changer de vie. Au sein d'Idles, je ne porte aucun poids, parce que nous sommes cinq et que nous nous aimons, mais aussi parce que chaque jour des dizaines de milliers de personnes nous soutiennent. Quand vous avez ce genre de soutien, vous pouvez surmonter n'importe quoi.
Vous êtes l’un des rares groupes à réellement prendre la parole entre les morceaux, durant les festivals. À Rock Werchter, les Pixies, par exemple, n’ont pas dit un mot…
J.T . : Très honnêtement, si j'étais les Pixies, je n'aurais pas besoin de dire le moindre p***** de mot non plus. Je me concentrerais sur mon énorme catalogue, qui contient certains des plus grands morceaux jamais écrits.
Vous portez un message social très fort et virulent, est-ce une tradition britannique dans le rock ?
M.B . : Non, je ne crois pas. Mais c'est très générationnel, par contre. Vous faisiez référence aux Pixies, quand le groupe est arrivé dans le milieu de la musique, la mode était aux attitudes je-m'en-foutistes. Ce qui était cool, à l'époque (fin des années 80-début des années 90, NdlR), c'était de ne pas trop se préoccuper de politique, de laisser soigneusement le néolibéralisme de son côté, en réaction. Alors que ces dernières années c'est totalement différent, la tendance est justement à s'investir, à exprimer ses idées, à tenter de changer les choses.
J.T. : Oui, c'est vrai. La mode aux attitudes presque nihilistes est arrivée avec le grunge. Mais ils pouvaient se le permettre, parce que la plupart de ces groupes avaient créé une connexion incroyable avec leur audience. En fait, ils n'étaient pas du tout méprisants envers leur public, ils étaient leur public. Pixies, Nirvana incarnaient leur audience. Nous, on s'exprime, mais on ne changera pas le monde pour autant. En tant qu'artistes, tout ce qui compte, c'est de créer quelque chose de beau, une connexion avec les milliers de personnes qui viennent nous écouter.
"Fuck The Queen, Fuck The Monarchy"
Le passage d'Idles au festival Primavera Sound de Barcelone en juin dernier coïncidait avec le jubilé de platine de la reine Elizabeth II, à la tête de la Couronne britannique depuis 70 ans. Anniversaire que le groupe de Bristol a chaleureusement salué durant sa performance avec une dizaine de "Fuck The Queen". Anticapitaliste, Idles est aussi vigoureusement antimonarchiste. Quelqu'un a dit "Sex Pistols" ?
Qu’est-ce qu’un groupe "antimonarchiste" ?
Joe : Ça veut juste dire que tu n'es pas un con et un ignorant. Ce n'est pas une question de pouvoir, c'est une question d'idéologie, de classes, de partage des richesses dans notre pays. La réalité du Royaume-Uni, c'est que les pauvres sont de plus en plus pauvres, les affamés de plus en plus affamés, et les banques alimentaires à court. Alors je ne vais pas aller agiter mon petit drapeau Union Jack pour aller célébrer tout cela.
Le Royaume-Uni a vécu une terrible crise sociale dans les années 80, il en va de même aujourd’hui ?
Mark : Les gens ont voté pour que cette crise soit de retour, alors, oui, il en va de même. Les choses ne se sont pas améliorées avec quelques années de Tony Blair (ancien Premier ministre travailliste, NdlR). Le gouvernement conservateur au pouvoir ne se soucie pas des classes ouvrières, il ne se soucie pas des jobs, il ne se soucie pas de la mobilité sociale entre classes. Il est obsédé par le maintien de sa propre classe. C'est comme ça, la compassion, l'entraide, l'accès au logement et à une alimentation de base ne font plus partie de la normalité. Ces éléments fondamentaux ne devraient pas dépendre de la politique, de la volonté de Margaret Thatcher, de Boris Johnson ou même de Jeremy Corbyn (travailliste), mais relever du droit fondamental.
Lorsque vous vous adressez au public de Rock Werchter, comme dans la plupart des festivals, votre public est blanc et relativement riche, n’est-ce pas paradoxal ?
Joe : Avoir une conversation avec les pauvres et les ouvriers sur l'accès au logement, à l'aide sociale et à l'alimentation de base est un concept stupide. Avoir une conversation avec les membres des classes moyennes ou élevées sur la nécessité de réformer la société pour aller vers quelque chose de plus égalitaire est beaucoup plus pertinent. Si vous êtes riche et que vous voulez consacrer une partie de vos revenus à ces questions sociales, alors on va vers quelque chose de valable. Nous-mêmes sommes des privilégiés, on gagne de l'argent, on rembourse nos emprunts, nous sommes cinq musiciens blancs, mais nous sommes conscients de nos privilèges.
Vous enrobez tout cela dans un humour au picrate, vos prestations sont fun, cela reste votre arme principale ?
Joe : Je dirais que l'amour reste notre arme principale. De l'amour découlent la compassion, la communauté et la sincérité, c'est ce que nous recherchons.
Mark : L'humour est clé, lui aussi, parce qu'il permet à tout le monde de baisser la garde. Peu importe pour qui votent ou ce que gagnent les gens qui viennent nous voir, tout repose sur le lien qui se crée durant le show. Si vous brisez la glace, vous pouvez faire passer un message. Personne n'a envie d'écouter un type qui passe son temps à vous crier dessus.
Idles, en concert à l’Ancienne Belgique (Bruxelles) le 24 août (sold out).