La Corée du Sud cherche encore la musique de son cinéma
Le cinéma sud-coréen suscite un engouement inédit. Début octobre, les World Soundtrack Awards de Gand ont mis ses compositeurs à l’honneur. Rencontre avec Lee Byeong Woo et Cho Young Wuk, collaborateurs de Bong Joon Ho ("Parasite") et Park Chan Wook ("Decision To Leave)
Publié le 12-12-2022 à 17h27 - Mis à jour le 13-12-2022 à 13h51
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À moins d’être resté coincé durant les cinq dernières années sur une île déserte dénuée de 4G, impossible d’avoir échappé à la consécration internationale du cinéma coréen. En 2019, le Parasite de Bong Joon Ho raflait la Palme d’or à Cannes. Quelques mois plus tard, le film était honoré aux Golden Globes, aux BAFTA, puis aux Oscars, repartant de ces derniers avec quatre statuettes, dont celles du meilleur film et du meilleur réalisateur.
Fin 2021, au tour de la télévision à la demande de se frotter au phénomène. Pour le plus grand bonheur de Netflix, voilà que Squid Game générait, dès sa diffusion, un engouement aussi massif qu’inattendu, comptabilisant plus de 111 millions de téléspectateurs à travers le monde en un peu plus de deux semaines. Le public, comme la critique, semblent unanimes. Et ce n’est Park Chan Wook, autre meneur de cette vague coréenne avec Bong Joon-Ho, qui risque d’inverser cette tendance. Sorti chez nous en août dernier, son Decision To Leave vient, entre autres récompenses, de remporter le prix de la mise en scène à Cannes.
“Il n’y a pas de son Made in Korea”
Organisé à la mi-octobre, le Festival du film de Gand en a profité pour mettre la Corée du Sud à l’honneur. Outre la diffusion de films emblématiques comme Burning ou The Chaser, l’événement a invité deux compositeurs emblématiques du “pays du matin calme” à se produire dans le cadre des World Soundtrack Awards : Lee Byeong Woo, proche de Bong Joon Ho, et Cho Young Wuk, collaborateur attitré de Park Chan Wook.
“M. Wuk connaît déjà bien la Belgique” s’enthousiasme le chef d’orchestre et compositeur gantois Dirk Brossé, directeur musical du Film Fest Gent et fin spécialiste de la musique de films, lorsque nous le rencontrons à Gand en marge de l’événement. “Il est venu enregistrer à quatorze reprises aux studios Galaxy de Mol (province d’Anvers, NdlR) où le son est absolument excellent, alors que l’endroit est deux fois moins cher qu’un studio londonien”.
La fin de la dictature
Le musicien est moins enthousiaste lorsque nous lui demandons s’il existe un “son coréen” dans les bandes originales du cinéma local. “Non” estime Dirk Brossé. “Nous avons essayé de proposer des compositions originales typiquement coréennes lors des concerts donnés dans le cadre des World Soundtrack Awards, mais nous n’avons pas trouvé. La très grande majorité des compositeurs coréens copient le style hollywoodien.”
Cette absence d’identité musicale propre s’explique pour plusieurs raisons. “Le cinéma coréen est relativement jeune” poursuit Dirk Brossé. “Il existe réellement depuis les années 80, et la fin de la dictature (en place de 1963 à 1980, NdlR). Avant cela, les artistes ne pouvaient pas respirer, réfléchir, faire des films et composer des bandes originales sans censure”.
“Il n’existe pas encore de tradition coréenne” confirme Cho Young Wuk, lui aussi rencontré lors de passage à Gand pour les World Sountrack Awards. “Jusque dans les années 80, le cinéma dans tous ses aspects n’était pas considéré comme quelque chose de sérieux. La reconnaissance, et avec elle la créativité, se sont développées par la suite, mais cette ouverture a également entraîné une forte envie de se tourner vers ce qui se faisait. La tradition coréenne, assimilée à la dictature, était rejetée, elle aussi”.
Lee Byeong Woo et Cho Young Wuk ne sont pas les premiers compositeurs et réalisateurs sud-coréens. “Il y en a évidemment eu beaucoup d’autres avant nous” insiste Cho Young Wuk “Mais nous sommes la première génération à pouvoir jouir d’une reconnaissance et d’une réelle visibilité”.
Lee Byeong Woo : “Le public veut du storytelling”
Lee Byeong Woo n’a pas l’allure d’un compositeur de musique de films. Avec ses lunettes fumées, carrées, et son petit bouc grisonnant, le guitariste de 57 ans évoque plutôt une rockstar. Discrètement installé dans le canapé d’un hotel gantois, il s’excuse presque d’être là, semble paniqué à l’idée de devoir se produire avec un orchestre philharmonique, et voit avant tout son parcours comme une succession de quiproquos.
“Enfant, déjà, le son de la guitare me mettait dans un état second. Je me suis mis à la pop, mais, très vite, je suis passé à la musique classique”. Tout aussi rapidement, le jeune musicien quitte son pays natal pour étudier la guitare classique à Vienne, puis Baltimore. “J’ai appris la guitare par moi-même, mais il me fallait quelque chose de plus” poursuit Lee Byeong Woo. “Il n’y avait pas de département pour étudier la guitare classique en Corée, à l’époque. Je suis donc allé passer une audition à Vienne pour le fun en 1989 et j’y suis resté pour cinq ans. La même chose s’est produite aux États-Unis, où je suis resté quatre ans”.
Bong Joon Ho ce voleur
De retour à Séoul, Lee Byeong Woo fait une découverte surprenante : Bong Joon Ho, jeune réalisateur local et encore inconnu, a utilisé un de ses morceaux dans un film, sans l’en avertir. “J’ai fini par le retrouver au début des années 2000, et il m’a raconté ce qu’il s’était passé, avant de me demander de travailler avec lui pour The Host (2006) et Mother (2009). Il respectait mon travail, puisqu’il l’avait déjà volé (rires)”.
“À ses débuts, le cinéma coréen exigeait des compositions discrètes” poursuit-il. “Mais maintenant, tout le monde veut du storytelling, on suit davantage nos idées.” Et ça prend, il y a quelques années Lee Byeong Woo est contacté par le studio américain Dreamworks. “J’ai reçu un email des studios de Steven Spielberg… Mais j’ai cru que c’était un spam, je ne l’ai pas pris au sérieux et je l’ai effacé. Bien plus tard, un producteur coréen m’a appelé et m’a dit “Hey, qu’est-ce que tu fais ? Dreamworks est à ta recherche, ils voulaient travailler avec toi mais ils n’ont pas pu te joindre.” (rires) Ça ne s’est jamais reproduit, j’ai essentiellement travaillé avec des réalisateurs sud-coréens, depuis lors, mais honnêtement, je ne cherche pas la gloire, je préfère rester chez moi, au calme”.
Cho Young Wuk : “Nous construisons notre culture”
Lui aussi aurait peut-être pu devenir une sorte de Guitar Hero. À 60 ans, Cho Young Wuk peut se targuer d’avoir collaboré à neuf reprises avec le réalisateur Park Chan Wook, notamment sur le tonitruant Old Boy (2003) et le récent Decision To Leave (2022), mais, à l’adolescence, son ambition consistait avant tout à jouer de la guitare dans un groupe. Métier, fondamentalement plus populaire.
“Je l’ai fait” insiste-t-il. “Puis, je me suis inscrit à une émission de télévision pour jeunes talents et j’ai tout de suite été éliminé. J’ai dû me résoudre à changer de plan de carrière. De toute évidence, je n’étais pas très bon lorsqu’il fallait manipuler un instrument sur scène. Mais je voulais rester dans la musique et j’étais déjà obsédé par le cinéma”. Coup de chance, Park Chan Wook est un ami d’enfance. Ils travaillent ensemble, dès 2000, sur Joint Security Area.
Surligner les émotions
“Je n’ai pas de style en particulier” estime Cho Young Wuk “mais je dirais que mes compositions sont très fortes, très présentes. Tous les réalisateurs ne les aimeraient pas. Le public coréen réagit aux émotions très fortes et aux bandes originales qui viennent souligner ces émotions. La société sud-coréenne est dure, intense, les gens travaillent beaucoup. Je pense que ce mode de vie influence fort leurs modes de consommation et leurs réactions”.
Absence d’identité marquée
Lui, voit dans l’absence d’identité marquée, le début d’un processus de création. “La plupart des pays européens ont une très longue histoire” explique le compositeur. “La guerre subie par la Corée dans les années 50 a totalement effacé ses traditions culturelles. Nous sommes repartis de rien. Ce que je vois maintenant, artistiquement et dans d’autres domaines, c’est que nous travaillons très vite et très fort, pour aller quelque part, construire une société, un pays qui existe par lui-même.” À la question de savoir ce qui pourrait expliquer l’intérêt colossal porté aux créations coréennes depuis quelques années, Cho Young Wuk n’apporte pas de réponse. “On sent cette attention accrue, mais personnellement, j’ai envie de demander au reste du monde pourquoi c’est le cas. La culture japonaise a toujours été bien plus diffusée. Peut-être que le public veut simplement quelque chose de nouveau”.