Trente ans d’audace musicale avec Aka Moon
"Duality of Joy” est le vingt-quatrième album d’Aka Moon en trente ans. Entre-temps, le trio infernal s’acoquine, pour trois concerts, avec le Brussels Jazz Orchestra. Voici la recette de leur élixir de jouvence.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/950d98d8-cc41-40f5-a639-6f0fe7b7b813.png)
Publié le 27-01-2023 à 09h46
:focal(2495x2505:2505x2495)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/VDD5WKDGYREKTNJJJVYYGXC3CU.jpg)
Fabrizio Cassol, Ougrée, 1964 ; Michel Hatzigeorgiou, Charleroi, 1961 ; Stéphane Galland, Berchem-Sainte-Agathe, 1969. Respectivement saxophoniste/compositeur, bassiste et batteur, ils forment, depuis 1992, le trio Aka Moon. Ce nom vient d’un voyage initiatique qu’en 1991 ils ont fait ensemble en Afrique centrale, à la rencontre des Pygmées Aka et de leur polyphonie. Et Moon parce qu’ils les ont quittés un soir de pleine lune. Puis le trio Cassol-Hatzi-Galland a enchaîné avec un voyage en Inde.
Trente ans et vingt-quatre albums plus tard, Aka Moon est toujours là et bien là, avec un nouvel album, Quality of Joy, radieux, qui sera présenté sur scène l'an prochain. Avant cela, le trio infernal s'acoquine avec le Brussels Jazz Orchestra, une première rencontre avec un big band, qui passera notamment par le palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 16 février.
Comment ont-ils fait pour réussir un parcours aussi inventif et foisonnant depuis trente ans et pour continuer à façonner l’avenir de la musique ? C’est là toute la question.
Qu’est-ce qui a changé en trente ans ?
Fabrizio Cassol : On n'a plus le même âge, déjà. Comme tout le monde, on grandit, on prend de la maturité, en espérant que ce soit comme le bon vin. Aka Moon a commencé à une tout autre époque, le début des années nonante, qui n'a rien à voir avec aujourd'hui à aucun niveau, économique, social ou culturel. On n'est pas sur deux siècles, mais deux millénaires différents.
Michel Hatzigeorgiou : Le monde change, et l'on doit s'adapter. Nous, je ne sais pas si l'on change. On évolue, mais l'âme est toujours la même. Je pense avoir gardé mon âme d'enfant, qui fait que l'on s'émerveille. Sinon ce ne serait pas gai. La musique, c'est énormément de travail mais aussi de bonheur. Tu sens ton âme qui vibre. Cela étant, le monde actuel, ce n'est pas la joie, mais ça ne l'a jamais été.
Stéphane Galland : En trente ans pour Aka Moon ? Plein de choses ont changé, c'est comme pour une personne passant par plein de phases différentes. Au début, c'était explosif, plein d'expérimentations à trois. Aka Moon était comme un animal sauvage. Les morceaux étaient beaucoup plus minimalistes, à géométrie très variable pour permettre plus d'interactions et de recréation. Aujourd'hui, les projets ont une direction beaucoup plus définie. Fabrizio a mûri la direction qu'il veut donner à ses compositions.
Quel souvenir gardez-vous de votre première rencontre ?
M. H. : Fabrizio et moi, on s'est rencontrés en 1980 à Liège. Un de ses premiers concerts de jazz, c'était avec moi, au Lion s'envoile, en Roture. Il jouait encore du saxophone baryton. Il était très actif avec Trio Bravo. Et j'ai rencontré le tout jeune Stéphane en tant qu'élève lors d'un stage d'été à Dworp. Je suis tombé par terre, il fallait qu'on joue ensemble.
F. C. : Steph, on joue ensemble depuis qu'il a 13 ans et moi 18. Éric Legnini avait 13 ans aussi. Michel avait 20 ans, il était avec Toots Thielemans, connaissait Jaco Pastorius. C'était déjà une star, j'étais très impressionné. Tout ce qu'on a vécu ensemble depuis, c'est indescriptible.
Dans quelles circonstances êtes-vous partis en Afrique centrale, à la rencontre des Pygmées Aka ?
F. C. : De nos jours, on a accès à tout, à des tonnes d'informations qu'on n'avait pas dans les années nonante. À cette époque-là, tout était très occidentalocentré. Le jazz, c'était les États-Unis et l'Occident essentiellement, et ça commençait à représenter un poids. Aller à la rencontre d'autres cultures a dynamisé tout notre travail. Rien ne remplacera l'idée d'aller sur place et de pouvoir transmettre ça. Au début des années nonante, le travail par rapport au rythme était embryonnaire et, aujourd'hui, tous les jeunes travaillent ça, la polyrythmie est devenue le courant dominant.
Vous formez le même trio depuis trente ans, comment expliquez-vous une telle longévité ?
M. H. : Trente ans, le temps passe tellement vite, preuve qu'on ne s'ennuie pas ! Nous avons toujours été assez actifs. Cela représente presque un album par an et, à chaque fois, des aventures avec des gens différents. C'est faire le tour de la planète et voir ce qu'il y a comme connexions au niveau musical entre cultures différentes. Et ça, c'est le génie de Fabrizio, qui, en composant, fait en sorte que l'Afrique fonctionne avec l'Inde. Il trouve des points communs sans que ce soit de la "world music" comme dans la pop.
S. G. : Les relations entre nous ont aussi évolué. Au tout début, on passait beaucoup de temps ensemble avant, pendant et après les concerts. Avec le temps, nous avons étendu nos activités à beaucoup de projets extérieurs au groupe et ça intervient aussi dans la longévité : il n'y a pas la lassitude de se voir trop. Nous avons besoin de développer des chemins individuels dans ce projet collectif, au sein duquel nous avons tous les trois la place d'évoluer.
Projets externes qui ne manquent pas d’avoir des retombées sur le trio…
S. G : Oui, quand on se retrouve, ces enrichissements mutuels se partagent. Il n'y a pas de barrières entre nous. Pour l'instant, Fab est à fond dans les micro-intervalles et dans les quarts de tons, ce qui a une influence sur l'album Quality of Joy et sur tout ce que nous faisons maintenant. Moi, j'intègre mes recherches rythmiques dans le jeu, qui s'enrichit constamment.
F. C. : Ce sont des extraterrestres. Quand Stéphane joue avec son fils Elvin, Ibrahim Maalouf ou Axelle Red, etc., cela a toujours un impact sur le tout, comme ça a un impact sur son jeu. Je voyage beaucoup, je vois beaucoup de gens et Michel, lui, a une sagesse naturelle, une espèce de fraîcheur d'adolescent. Nous discutons beaucoup de tout ça. Leur expérience, leur vie, leur réflexion, tout ça rentre dans leur musique et dans leur son, qui n'arrête pas de devenir plus charnu, par le côté charnel. Chacun est sur une voie de la sagesse différente. Moi aussi, j'espère.
Et, en retour, le collectif Aka Moon, comme vous aimez l’appeler, est aussi une école.
M. H. : Avec Aka Moon, on a toujours des projets différents. Moi qui aime bien jouer par cœur, je dois me mettre à chaque fois ça dans les doigts. Tout notre travail sur la polyrythmie m'a valu beaucoup de nuits blanches, mais ça m'a aussi permis de développer ma basse et de jouer de façon plus orchestrale. J'ai l'impression d'être toujours à l'école, effectivement. Toots était comme ça aussi, il avait toujours son harmonica sur lui et débarquait à n'importe quel moment avec quelque chose de nouveau.
S. G. : De mon côté, j'explore des éléments rythmiques inhabituels, inspirés de tout ce que j'ai appris des autres cultures, Inde, Afrique, Balkans. Ce sont des principes que j'ai intégrés et, à partir de là, j'en ai développé d'autres. Avec mes élèves du Koninklijk Conservatorium Brussel, j'ai conçu le projet "The Rhythm Hunters" afin de mettre en application ce que j'ai dû faire grâce à Aka Moon. Le but est qu'ils intègrent ces nouveaux principes rythmiques et que ceux-ci leur soient naturels. Quand on reçoit tant de choses dans la vie, on a envie de le partager.
Alors, le secret d’Aka Moon ?
M. H. : Ce n'est pas un secret, c'est plutôt de la magie. On s'est rencontrés, ça a été un coup de foudre musical et humain. L'essence du jazz, c'est que chacun trouve sa liberté dans la musique de l'autre et peut s'épanouir.
F. C. : Ce qui n'a pas bougé, et ça me fascine tout le temps, surtout en trio : tout est intact, l'énergie est intacte, le mystère agit toujours. Et lorsqu'on change de langage, on ne sait pas trop où on va aller, mais la magie est toujours là, et quand on a fini de jouer, on se demande toujours ce qui nous est arrivé !
S. G. : Et il y a quelque chose d'unique que j'adore dans ces relations à long terme. Musicalement, cela donne une telle richesse que j'ai envie de convaincre d'autres musiciens de fonctionner comme ça, sur la durée. Quand on n'a plus joué pendant un certain temps, la magie revient d'un coup ! J'ai juste envie de dire que c'est une sensation très agréable de pouvoir maintenir une relation musicale très longtemps.
Album "Quality of Joy", Outhere Music
Aka Moon, Opus 111, le 3 février au Centre culturel de Huy.
Aka Moon et le Brussels Jazz Orchestra, le 16 février à Bozar, Bruxelles ; le 18 février au palais des Beaux-Arts, Charleroi ; le 19 février au Bijloke, Gand.