Le saxophoniste Wayne Shorter est décédé : Coltrane, Miles, et au-delà
Décédé le 2 mars à Los Angeles, le jazzman a été de toutes les révolutions de la seconde moitié du XXe siècle.
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Publié le 02-03-2023 à 23h48
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Curieusement, quand on pense à Wayne Shorter, c’est souvent pour l’associer à Herbie Hancock. Certes, le saxophoniste et le pianiste ont œuvré activement au sein de l’un des plus célèbres et bouleversants quintettes du trompettiste Miles Davis. Par après, les deux musiciens, brillants instrumentistes et compositeurs, se sont retrouvés maintes fois, en recréant notamment un quintette hard bop nostalgique de celui de Miles, V.S.O.P., fin des années septante.
Pourtant, par son parcours comme par les compositions qu’il laisse derrière lui, Wayne Shorter est l’un des jazzmen les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Né le 25 août 1933 à Newark, dans ce New Jersey aux portes de New York, le garçon est marqué par cette musique qui défraie la chronique au début des années quarante, le be-bop, avec ses illustres représentants que sont Charlie Parker, sax alto, Bud Powell et Thelonious Monk, pianistes, Dizzy Gillespie, trompettiste.
Mais il est aussi marqué par les saxophonistes de la génération précédente, du tonitruant Coleman Hawkins au suave Lester Young, mentor de Billie Holiday. C’est ainsi qu’à 19 ans, le jeune Wayne intègre l’université de New York en 1952 pour y étudier la musique. Durant son service militaire, de 1956 à 1958, il a l’opportunité de jouer avec le pianiste Horace Silver, fondateur des Jazz Messengers dont le batteur Art Blakey prendra ensuite la direction.
C’est Lee Morgan, étoile filante de la trompette, qui suggère à Art Blakey d’engager Wayne Shorter en remplacement de Hank Mobley, qui n’a fait qu’un passage éclair au sein du quintette. À cette époque, les Messengers, champions du hard-bop, sont une formidable école pour tout jazzman qui se respecte. Tous les plus grands sont passés par là. Avec cette formidable formation que constitue Lee Morgan à la trompette, Wayne Shorter au sax ténor, Bobby Timmons au piano, Jymie Merritt à la basse et Art Blakey à la batterie, les Messengers enregistrent l’un de leurs chefs-d’œuvre, A Night in Tunisia, dès 1960, pour Blue Note.
Directeur musical des Messagers du jazz
Au sein du groupe, ses talents multiples de soliste, d’arrangeur et de compositeur valent à Shorter le statut de directeur musical. Cela ne pouvait qu’attirer Miles Davis qui l’invite à rejoindre son nouveau quintette, composé de Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la basse et Tony Williams à la batterie. Ensemble, ils constituent LE quintette de Miles, celui de toutes les aventures, de toutes les ouvertures.
La preuve : le saxophoniste restera dans le Miles Davis Quintet jusqu’à l’album Bitches Brew qui, paru en 1969, constitue la référence ultime et fondatrice de la fusion jazz-rock. Est-ce parce qu’ils ont été trop haut, trop loin ? Peu après ce double 33 tours, et Wayne Shorter, et Joe Zawinul, claviériste électrique, quittent la formation de Miles non sans y laisser des traces bien évidemment.
L’année suivante, la paire Shorter-Zawinul s’en va fonder le groupe le plus populaire de la fusion, Weather Report. Leur premier album, portant le nom du groupe, s’avère le plus expérimental. Essentiellement au saxophone soprano, Shorter distille des phrases courtes et cinglantes qui le distinguent de sa première influence, John Coltrane. Weather Report connaîtra de grands succès populaires, et même un tube, avec “Birdland”, composition de Zawinul, sur l’album Black Market paru en 1977.
Dans les années quatre-vingt, il affichera son éclectisme en tournant avec le groupe du guitariste Carlos Santana, en enregistrant un album avec le musicien brésilien Milton Nascimento et avec la chanteuse, très portée jazz il est vrai, Joni Mitchell. C’est comme cela que l’on retrouve le saxophoniste sur l’album Bridges to Babylon des Rolling Stones en 1997 et, l’année suivante, sur Gershwin’s World, d’un certain Herbie Hancock. Le grand écart ne l’a jamais effrayé.
Héritage phénoménal
En solo, après avoir commencé sur l’étiquette Vee-Jay, Wayne Shorter a enregistré de multiples albums pour Blue Note, dont les remarquables Juju (1964) et Speak No Evil (1965). Son héritage phonographique est bien sûr immense. Difficile de dire quel est son véritable testament musical. On pourrait considérer que c’est l’album Footprints Live ! en quartette avec Danilo Pérez (piano), John Patitucci (basse) et Brian Blade (batterie).
À moins que ce ne soit Emanon, verlan de “no name”, paru en 2018, après son retour chez Blue Note. Enamon est le résultat de quatre compositions, présentées au Carnegie Hall, avec l’Orpheus Chamber Orchestra, fusionnées par après en une suite.
Mais il y a aussi ce Live at the Detroit Festival, ébouriffant, enregistré en 2017 et paru l’an dernier, réunissant le pianiste argentin Leo Genovese, la bassiste et chanteuse Esperanza Spalding, ainsi que la batteuse Terri Lyne Carrington. Dans tous les cas, conciliant l’avant-garde et le succès populaire, Wayne Shorter a marqué son époque et influencé plusieurs générations. Comme le résume si bien le guitariste français Serge Lazarevitch, “toujours regarder, chercher et entendre au-delà” aurait pu être sa devise.