La résurrection des disquaires: "Je ne crois pas aux miracles"
À Bruxelles, Caroline Music, enseigne historique de la capitale, a récemment agrandi son magasin. Parce que le retour des vinyles demande plus de place, mais pas que. Rencontre avec le patron de l’enseigne : André Tart.
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Publié le 26-03-2023 à 13h24
Il fut un temps où le boulevard Lemonnier, à Bruxelles, était le paradis des fans de musiques et des collectionneurs de disques. Dans les années 90, on ne comptait pas les disquaires établis sur cette artère de la capitale et ceux installés aux abords : Juke-Box, Discomania, Métrophone etc. Avec l’arrivée d’Internet, du MP3 et des connexions ADSL et la crise que cela a provoqué dans l’industrie musicale, nombre d’entre eux ont progressivement mis la clé sous le paillasson. Sans exagérer, la profession paraissait sans avenir, destinée à disparaître comme ont disparu les enseignes louant cassettes VHS puis DVD.
C’était sans compter sur le retour en force du vinyle pourtant quasiment tombé dans l’oubli pendant trois décennies. Un revival qui fait aussi renaître les disquaires. À Bruxelles, sur le boulevard Lemonnier, Caroline Music a récemment agrandi son magasin. Un disquaire qui augmente sa surface de vente de manière significative, il y a plus de deux décennies qu’on n’avait plus vu ça. À l’étroit dans ses murs l’enseigne dispose désormais d’une superficie 2,5 fois plus grande depuis le mois de novembre. Un miracle ? “Je suis athée donc je ne crois pas aux miracles, répond avec le sourire André Tart, le patron des lieux, disquaire à Bruxelles depuis 1974. Le fait qu’on soit là depuis très longtemps (Caroline Music existe à Bruxelles depuis 1977, NdlR.) a fidélisé une partie de notre clientèle. Ils nous suivent parfois déjà depuis 30 ou 35 ans. Il arrive que leurs enfants sont déjà clients chez nous.”

André Tart a tout connu. “J’ai commencé quand il n’y avait que du vinyle. J’ai connu l’avènement du CD dans les années 80, l’effondrement des ventes de musique sur support physique pendant une dizaine d’années et la reprise du vinyle aujourd’hui. Je terminerai peut-être ma carrière avec uniquement du vinyle ? Ou des cassettes, on ne sait jamais”, s’amuse-t-il. Voir les ventes de supports physiques reprendre le rend évidemment heureux. Car des galères, il en a connu depuis l’avènement du nouveau millénaire. Outre la crise du disque, il a été chassé du Passage Saint-Honoré (située entre La Monnaie et la Bourse) où il s’était installé peu après sa création en 1977. Puis, il a subi les travaux pour la création du piétonnier dans le centre de Bruxelles et dans la foulée les deux années de pandémie. Sans oublier la fin de la vente des tickets de concert. Si les proposer ne lui faisait pas directement gagner de l’argent, cela amenait beaucoup de monde à fréquenter son magasin. Pour David Bowie, Torhout-Werchter devenu Rock Werchter aujourd’hui, ou pour Couleur Café, il en vendait parfois 3000, soit presque autant de clients qui au passage achetaient des disques. “C’était dingue même si c’était aussi beaucoup de travail pour nous”. Son dernier ticket, il l’a vendu il y a une quinzaine d’années mais il y a encore parfois des gens qui viennent lui demander s’il en vend. “Il faut beaucoup de temps pour que la clientèle s’adapte au changement”, dit-il en riant.
Aujourd’hui, toutes ces malédictions sont de l’histoire ancienne. Situé en face de l’Ancienne Belgique, Caroline Music bénéfice d’une “exposition essentielle pour vendre des disques”. L’enseigne tire profit du public de la salle de concert, forcément intéressé par la musique, du piétonnier qui draine beaucoup de monde, en particulier les touristes qui jamais ne se seraient aventurés dans la galerie Saint-Hubert, et même du Brexit. Parce qu’avec les droits de douane désormais imposés sur les achats faits au Royaume-Uni, les fans de disques et autres collectionneurs préfèrent acheter localement.
Agrandir était devenu indispensable. “La disposition du magasin n’était pas très pratique pour les clients qui devaient se croiser. Les jeunes ont souvent des sacs à dos, ils accrochaient les vinyles. Au plus on met des vinyles, au moins ils doivent être serrés dans les bacs pour un bon confort de visite”, explique André Tart. Cela lui a aussi permis d’élargir son offre. “On a pu développer des produits qu’on n’osait pas rentrer en magasin parce qu’on ne savait pas les exposer convenablement.” Conséquence : le disquaire a été contraint d’ajouter une deuxième caisse dans son commerce car “On ne s’en sortait pas. C’était difficile à gérer.” Victime de son succès ? “C’est un grand mot. Je sais que le marché peut changer très fort et très vite. Je l’ai appris à mes dépens par le passé. Je suis optimiste mais on ne sait jamais où on va dans le disque. Mais c’est une passion. J’ai toujours voulu être disquaire. J’ai la chance de l’être depuis longtemps, de toujours aimer cela et que ça fonctionne. Je ne vois pas pourquoi ça ne continuerait pas”, dit-il.

Réassortir, le calvaire des disquaires d’occasion
Même s’ils n’ont jamais tout à fait disparu malgré la longue traversée du désert du disque, les disquaires d’occasion sont à nouveau beaucoup plus nombreux. Là aussi, un petit tout dans le centre de Bruxelles confirme un constat également de mise ailleurs. Rien d’étonnant vu le retour en grâce du vinyle. Caroline Music n’échappe pas au phénomène. Si l’enseigne vend 85 % de disques neufs, les 15 % sont de la seconde main.
D’autres ne font que dans l’occasion et pour eux, les temps deviennent parfois durs fait remarquer André Tart. “Le problème de l’occasion, c’est qu’il faut se réassortir. Comme tout le monde recherche du vinyle, cela devient compliqué à trouver. Il n’y a plus tellement de collections à acheter. Ou alors, quand on en trouve et qu’on peut les racheter, elles sont souvent trop chères.” C’est d’autant plus vrai que l’avènement d’Internet a fait naître un phénomène : celui des cotes données aux disques. Des valeurs parfois exagérées quand il s’agit de disques rares, déplore le disquaire. “Cela ne permet plus de les acheter et de les revendre à un prix correct.”
En 2020, le site Tsugi avait épinglé les 10 disques les plus chers vendus cette année-là sur Discogs, une plateforme dédiée. Accrochez-vous, cela allait de 4 995 dollars pour un exemplaire “test pressing” de Ride The Lightning de Metallica (1984) à 41 095 dollars pour Choose Your Weapon (2008) le premier disque autoproduit du groupe londonien Scaramanga Silk qui est très loin d’avoir la notoriété des Beatles, de Pink Floyd et de Led Zeppelin !

Vinyles et cassettes comme placements financiers
Nous avons demandé ce qu’André Tart pense du revival des cassettes audio qui prend aussi de plus en plus d’ampleur. Il n’y croit pas. “C’est moins en Europe qu’ailleurs, dit-il. En plus, je trouve que c’est un support obsolète et fragile. Quant au prix de vente, il reste élevé pour un support qui n’a pas de valeur ajoutée. Même si on trouve des cassettes rares et anciennes qui valent des fortunes sur Internet. Mais ça, ce n’est qu’une question de rareté et de spéculation. Comme l’argent ne rapporte plus rien à la banque, certains achètent des cassettes pour les revendre plus tard.”
Il en va de même pour les vinyles fait remarquer le disquaire bruxellois. “Certains vinyles deviennent très vite rares et voient leur cote grimper. Les gens y placent leur argent en espérant pouvoir les revendre à des particuliers beaucoup plus cher dans quelques mois. Ce phénomène n’existait pas avant Internet.”