Graindelavoix et abrasion de la pierre
À Gand, l’ensemble vocal Flamand ressuscite une messe du tremblement de terre.
Publié le 22-05-2023 à 17h11
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En 1966, à Florence, une crue exceptionnelle de l’Arno emporta voitures, touristes et œuvres d’art. Aujourd’hui encore, on remarque dans les rues le trait qui indique le niveau de montée des eaux. Il aura fallu attendre cinquante ans pour que certains tableaux soient restaurés. Ainsi, le Crucifix de Cimabue – en l’église de Santa Croce – n’a été dévoilé que récemment, les restaurateurs ayant pris le parti de laisser apparents les stigmates de la catastrophe.
Comment montrer – ou donner à entendre – une partition partiellement détruite ? C’est la question que se pose Björn Schmelzer de l’ensemble Grandelavoix à propos de la Messe “Et ecce terræ motus” (littéralement, “du tremblement de terre”) du compositeur parisien Antoine Brumel. Écrite à la fin du seizième siècle, elle est perdue, avant que Roland de Lassus n’en découvre miraculeusement une copie moisie et rongée par une étrange bactérie qui en efface l’encre. C’est quasiment le Nom de la Rose.
Pour Björn Schmelzer rien ne serait plus simple que de restaurer cette partition, d’en combler les lacunes et d’offrir au public une reconstitution fidèle à la lettre aussi bien qu’à l’esprit. Le musicien Flamand boude cette démarche historiciste. Il préfère que les blessures demeurent et soient audibles. Ce concert au Bijloke de Gand est le dévoilement de cette restauration cicatricielle. Aux huit chanteurs de Graindelavoix, Schmelzer a ajouté une série d’instrumentistes anachroniques : serpent, cors et la guitare électrique de Manuel Mota. “Nous avons voulu créer un son pratiquement parasite”, agissant comme une métaphore de la bactérie qui ronge les feuillets.
Le concert est précédé d’une projection légèrement rognée (en format rond) du documentaire néoréaliste “Le culte de la pierre” de Luigi di Gianni (1967), lequel présente des dévots dans les catacombes de Sulmona (Abruzzes), s’enduisant de poussière rocheuse, sur un accompagnement live de guitare électrique. La référence à l’abrasion de la pierre renvoie au sens même de la Messe du Tremblement de terre, laquelle évoquait non le tumulte d’un grand cataclysme, mais le vrombissement de la pierre qui recouvrait la tombe du Christ quand on ouvrit celle-ci.
Les musiciens, éclairés de bulbes diaphanes, vêtus de noir, parfois pieds nus, un iPad à la main (autre anachronisme) s’abandonnent à cette lecture aventureuse. Alors que l’Agnus Dei conclusif est entonné - celui, précisément, que ronge le salpêtre - la lumière se fait rare, la guitare plus affirmative et le serpent dessinent quelques notes jazzy. Ainsi le son s’éteint dans l’obscurité parfaite. La messe est dite et le public est debout.