Mort de Tina Turner : elle a montré la voix
Timbre puissant et shows démesurés, la chanteuse, venue de la soul et devenue «queen of rock’n’roll», est morte ce mercredi 24 mai à 83 ans, a annoncé son agent. Battue pendant des années par son mari et mentor Ike Turner, elle aura accompli après sa rupture la plus flamboyante des résurrections musicales.
Publié le 24-05-2023 à 20h48 - Mis à jour le 25-05-2023 à 12h09
Quelle image garder de Tina Turner? La belle cougar qui dansait en talons aiguilles dans les années 1990? La reine du rock’n’roll qui rappelait que les fonts baptismaux de cette musique se trouvent dans les générations biberonnées au gospel et au rhythm’n’blues? La femme battue qui, malgré la peur, sut dire non bien avant que les réseaux s’emparent de cette question? L’amazone post-nucléaire d’un Mad Max apocalyptique ou bien l’Acid Queen, drapée d’une cape rouge sang et montée sur des plates-formes, du film musical Tommy? Ou tout simplement celle qui peut légitimement être considérée comme la grand-mère des Beyoncé et compagnie? Dans un communiqué transmis au média britannique SkyNews, son agent a annoncé ce jeudi 24 mai la mort de la chanteuse dans sa maison, à Kusnacht près de Zurich, en Suisse. Elle avait 83 ans.
Avec sa paire de jambes à n’en plus finir et une voix à réveiller les morts, Tina Turner fut aussi – et surtout – une performeuse hors-norme qui aura enflammé les arènes dans des shows qui relevaient autant de la performance sportive que musicale, comme à Wembley en 2000, la soixantaine passée. Et en la manière, la «Tigresse» aura battu des records : près de 184 000 tickets écoulés par exemple, le 16 janvier 1988, au mythique stade Maracanã de Rio, comblé par une avalanche de décibels aussi délirante que la propension de la chanteuse ce soir-là à changer de tenues de scène. Alors que le Brésil enterre définitivement la dictature et qu’elle s’apprête à fêter son demi-siècle, elle est au sommet d’une carrière officiellement commencée une trentaine d’années plus tôt.
Tina Tuner, personnalité complexe à l’image de ses origines (elle rassemble des ascendances afro-américaines, européennes et sans doute amérindiennes) aura incarné tour à tour tous ces personnages. Née le 26 novembre 1939 à Nutbush, un bled du fin fond du Tennessee, paumé sur la Route 19 (qui sera renommée «Tina Turner Highway» en 2002), Anna Mae Bullock (son nom d’état-civil) est la seconde fille – non désirée à lire son Autobiographie parue en 2019 chez HarperCollins – de Zelma, ouvrière d’usine, et Floyd Richard Bullock, diacre baptiste, contremaître dans une ferme. «Leur mariage n’a été qu’un vaste champ de bataille», rappelle-t-elle dès le début de ce récit à la première personne dans lequel elle confie, des décennies plus tard, l’amertume d’avoir grandi avec une mère absente (peu de mots son consacrés à son fantomatique paternel). Quand Zelma déménage pour Saint-Louis, elle laisse la plus jeune de ses filles à la grand-mère. Ce n’est qu’à la mort de cette dernière que la future rock star rejoint la grande ville.
«J’ai vu ma chance, et je l’ai prise»
La gamine, qui avait déjà éprouvé ses talents en dansant et chantant à l’église, est, à 16 ans, une adolescente qui rêve d’ailleurs, mais dont le destin du moment est de devenir infirmière. Elle croise alors celui qui changera son destin, Ike Turner, qui fait le show en ville, au Club Manhattan, avec ses Kings of Rhythm. Sa sœur sort avec un des musiciens du groupe, la connexion se fait. «Avec Rocket 88, l’un des premiers morceaux de rock’n’roll, Ike avait eu énorme succès qui ne lui avait pas rapporté un kopek!» racontera-t-elle. Il a 25 ans, une réputation sulfureuse de coureur de jupons; elle en a 18, une furieuse envie de chanter à ses côtés. «Un soir, son copain a taquiné ma sœur pour qu’elle chante durant la pause. Elle l’a repoussé, mais moi j’ai vu ma chance et je l’ai prise.» Elle empoigne le micro tandis que le groupe reprend You Know I Love You, un classique de B.B. King que connaît bien Ike Turner pour être au piano de la version originale, numéro 1 au Billboard en 1952. «Tout le monde, y compris Ike, a alors regardé la petite Ann d’un autre œil», se souviendra-t-elle dans son autobiographie.
Elle va dès lors apprendre le métier aux côtés de celui qui l’épate avec sa Cadillac rose, tout en étant aide-soignante en journée pour nourrir le rejeton qu’elle a eu avec le saxophoniste du groupe, parti depuis. Deux ans plus tard, à 20 ans, elle tombera de nouveau enceinte, mais cette fois d’Ike Turner. La même année, remplaçant au pied levé le chanteur prévu pour la séance, elle enregistre A Fool in Love, un rythm’n’ blues écrit par Ike dont les paroles s’avéreront prémonitoires: «Tu sais que tu l’aimes, et tu ne comprends pas pourquoi il te traite si mal.» Le boss de Sue Records, un label new-yorkais en vogue, tombe sous le charme, et mise sur celle qui n’était jusqu’ici qu’une outsider. Le 45-tours se classe numéro 2 dans les charts r’n’b, et fait même une percée dans la catégorie pop. Ce sera l’acte de naissance de Tina Turner, désormais pleinement associée à la ville comme sur scène à Ike, son retors mentor: la formation elle-même change de nom pour se baptiser Ike et Tina Turner Revue. Moins de deux ans plus tard, en 1962, ils officialisent cette union et se marient à Tijuana, au Mexique. C’est le début d’une idylle artistique mais aussi d’un calvaire intime.
36 cents en poche et le visage tuméfié
S’il a incontestablement du talent à revendre, Ike n’est pas prêt à partager le succès, quitte à abuser de la manière forte pour faire respecter les règles qu’il a fixées à sa formation. Elle en sera la première victime, mais aussi paradoxalement la bénéficiaire tant l’orchestre tourne comme une mécanique extrêmement bien huilée. Au cours des années 1960, malgré le régime autoritaire que fait subir Ike à toute sa clique, l’heure est au beau fixe: les (relatifs) succès s’enchaînent – It’s Gonna Work Out Fine, I Idolize You – et, dans un registre plus crossover, River Deep, Mountain High, début 1966, avec Phil Spector. Pour cette session, l’homme du «wall of sound» tient à l’écart Ike, souhaitant servir plus subtilement la voix de madame. Un grand orchestre, des centaines de prises, des semaines de boulot, pour finalement atteindre péniblement la 88e place du hit-parade américain! «Trop black pour le public pop, et trop pop pour le public black», analysera rétrospectivement Tina Turner. Si les Etats-Unis n’y entendent pas grand-chose, la chanson se hisse au quasi-sommet en Angleterre. Tina y débarque avec Ike et ses Ikettes: le show bien rodé (le rodéo de la Pony Dance, un sacré jeu de jambes) fait forte impression, installant une relation durable entre la chanteuse et le public britannique (mais aussi Mick Jagger, le groupe officiant en première partie des Rolling Stones). D’autant que le combo s’est fait pour spécialité de reprendre certains hits britanniques taillés dans le rock: Come Together, Honky Tonk Women… et bientôt Whole Lotta Love, pour une version qui suinte la soul sudiste à souhait.
C’est dans le registre soul que la voix de la chanteuse va marquer les esprits, en 1970, avec la reprise de la «Proud Mary» de John Fogerty. Ike et Tina Turner font leur cette histoire ancrée dans la vie rude au fond du Mississippi. Toute ressemblance avec leurs propres réalités n’est certainement pas que fortuite.
C’est d’ailleurs dans ce registre que la voix de Tina va marquer les esprits, avec une autre reprise: la Proud Mary de John Fogerty deviendra la signature du couple pas vraiment modèle. Fin 1970, sur Workin’Together, un de leurs meilleurs albums (à l’image de la magnifique photo du duo qui orne la pochette), ils font leur cette histoire ancrée dans la vie rude au fond du Mississippi. Toute ressemblance avec leurs propres réalités n’est certainement pas que fortuite. L’intro bluesy parlée par Tina, appuyée par les accents grave d’Ike, le chœur gospel, puis le break sur une rythmique funky à fond les ballons, la section de cuivres r’n’b et le piano boogie, la synthèse est parfaite: le titre grimpe au printemps 1971 dans le Billboard Hot 100 et sera récompensé d’un grammy pour la meilleure performance vocale, pas le dernier pour Tina Turner qui en engrangera une bonne douzaine. On pourra aussi toujours préférer à cet archétype le solide Funkier Than a Mosquito’s Tweeter, le titre en face B du 45-tours, une chanson qui désigne à demi-mots Ike le mac, signé par la sœur de Tina et que reprendra dans une version mémorable Nina Simone. Comme on peut placer tout en haut de la pile l’album Outta Season – quelle couverture! –, aux accents encore plus typiques du Deep South, pour celle qui fut bercée par la soul et le gospel (de Take My Hand Precious Lord à Son of a Preacher Man, le répertoire de ces années-là en porte les traces).
Workin’Together certes, mais plus pour très longtemps. Si Ike a pu s’offrir son studio, Bolic Sound, en référence au nom de jeune fille de madame, il s’enfonce tel un bolide dans la coke, avec pour conséquences une paranoïa exacerbée et une violence décuplée, qui n’augurent pas de lendemains enchantés. En mode funk rock, Nutbush City Limits, un récit autobiographique où elle raconte le village et la vie de son enfance, signe le chant du cygne. Trois ans plus tard, en 1976, suite à une énième raclée, Tina Turner va tout plaquer alors qu’ils doivent se produire à Dallas. Pour avoir refusé une barre chocolatée, pour surtout avoir osé lui dire d’aller se faire foutre une bonne fois pour toutes, il se déchaîne. Ce sera la dernière fois. Elle n’a que 36 cents en poche selon la légende, le visage tuméfié, mais une foi dans le bouddhisme, auquel elle s’est convertie, trouvant une nouvelle voie dans la salvatrice psalmodie. «Cela m’aidait à reprogrammer mon cerveau, à entrer dans la lumière et à prendre les bonnes décisions. La pratique me rendait plus forte.»
Deux ans plus tard, rythmés de coups de pression ou de tentatives de séduction d’Ike qui tente de reconquérir sa machine à cash, le divorce est prononcé. Elle en sort avec deux Jaguars et la possibilité de conserver son nom de scène. C’est peu mais assez pour se reconstruire. Tina Turner a 39 ans. C’est le début d’une renaissance, synonyme bientôt de résurrection.
1983, l’étincelle David Bowie
Au tournant des années 1980, alors qu’on la pense enterrée, condamnée à jouer dans des cabarets guindés et des soirées privées, Roger Davies, un jeune Australien croit en elle. Il devient son manager et, patiemment, la maintient dans le circuit, persuadé de l’aura que mérite cette star. L’étincelle se produit en 1983 quand David Bowie vient l’écouter au Ritz, un club new-yorkais de l’East Village où elle a ses quartiers. En pleine promo de Let’s Dance, cela fait son effet. Résultat: le label Capitol fait enregistrer à Tina Turner une session aux mythiques studios londoniens Abbey Road. Sa reprise du génial Let’s Stay Together, signée par le révérend Al Green, sort en décembre 1983 et grimpe vite au top des charts anglais. Dans le même album, elle emprunte aussi le superbe I Can’t Stand the Rain d’Ann Peebles, un autre classique de la sweet soul music auquel elle donne les accents plus rudes. On ne sort pas indemne d’une longue collaboration avec l’un des véritables pionniers du rock.
En 1984, l’album «Private Dancer» va cristalliser le son des années 1980, métallique, en totale rupture avec la décennie précédente. Tina Turner, déjà reconnue pour sa capacité hors du commun à chauffer les salles, va devenir celle qui fait chavirer les foules, portée par des hymnes taillés pour les stades et les grands écrans.
1984 marque le début d’un aussi imparable qu’improbable come-back pour celle qui va dès lors truster les premières places. Private Dancer qui sort à l’automne va ainsi s’écouler à des millions d’exemplaires, porté par deux chansons dont elle confiera plus tard ne pas avoir voulu: What’s Love Got to Do With It et Private Dancer. L’album du même nom lui offre la reconnaissance du métier aux Etats-Unis, avec pas moins de quatre grammys. Ceux qui vécurent en direct l’intronisation tardive de la «Queen of rock’n’roll» se souviennent qu’on ne pouvait pas échapper à ce disque martelé sur les ondes. Il cristallise le son des années 1980, métallique, en totale rupture avec la décennie précédente. Et Tina Turner, déjà reconnue pour sa capacité hors du commun à chauffer les salles, va devenir celle qui fait chavirer les foules, portée par des hymnes taillés pour les stades et les grands écrans. Dans cette catégorie, mention spéciale à The Best, pas franchement une chanson qui fait dans la dentelle comme son titre l’indique. Sortie au tournant des années 1990, le titre devient l’emblème des sportifs (Ayrton Senna, Martina Navratilova, Wayne Gretzky…). Tout un symbole. Et dans un registre voisin, We Don’t Need Another Hero, extrait de la bande originale de Mad Max, ne choisit pas plus la voie de la subtilité, esthétiquement raccord avec ce troisième épisode des aventures de Mel Gibson sur les routes de l’enfer.
Duo avec Beyoncé
Alors que sa tragique histoire est transposée à l’écran – un biopic sorti sous le titre What’s Love Got to Do with It en 1993, qui fera recette et école –, Tina Turner est désormais une chanteuse populaire, capable de fédérer tout et son contraire. «Ce que je préférais dans ce succès, c’était le déluge d’opportunités qui l’accompagnait. Chaque fois que s’offrait l’occasion de collaborer avec un chanteur, un producteur d’exception ou un compositeur, je progressais.» Entre deux tournées aux proportions toujours délirantes, elle enchaîne ainsi les duos pas toujours des plus inspirés, souvent synonymes de hits dans les charts, comme celui avec le Canadien Bryan Adams, beuglant It’s Only Love. L’amour mène décidément à tout, même à chanter avec Sting une espèce de romance insipide (On Silent Wings)… A tout prendre, on retiendra ceux avec Eric Clapton (Tearing Us Apart), Robert Cray (A Change is Gonna Come), son ami David Bowie sur Let’s Dance, évidemment, ou Mick Jagger, un autre intime avec lequel elle se mettra souvent en scène (en 1985 pour le Live Aid devant une foule compacte pour une version hot de It’s Only Rock’n’Roll). Ou encore, dans les années 2000 avec une toute jeune Beyoncé, pour une Proud Mary, où l’aînée bientôt septuagénaire n’a rien perdu de sa superbe.
Si elle n’enregistre plus depuis la fin des années 1990, se contentant de donner de ses nouvelles via quelques featurings (du léger avec Herbie Hancock en hommage à Joni Mitchell, mais aussi avec le très balourd Phil Collins…), des participations à des bandes originales de films, des compilations et autres anthologies remastérisées, celle qui savait comme peu remuer les foules se retire peu à peu de la scène, ne sortant de sa retraite «méditative» dans son manoir suisse qu’à de rares exceptions. A partir de 1995, Tina Turner vit des jours heureux dans les alpages aux côtés d’Erwin Bach, un cadre d’EMI qu’elle a rencontré au moment de son irrésistible ascension. Ils sont marieront le 21 juillet 2013, trois mois plus tard, elle avait obtenu la nationalité suisse. Début 2014, elle dément avoir été victime d’un AVC. Solid as a rock, elle surmontera un cancer de l’intestin diagnostiqué aux premiers jours de 2016. L’année suivante, on lui enlève un rein, et c’est son mari qui lui donne le sien. Last but not least, le 3 juillet 2018, elle apprend que son fils Craig s’est suicidé avec le pistolet qu’il avait conservé de la mère de Tina Turner. Décidément rien n’y fait, pas même les meilleurs mantras, il est des karmas qui s’acharnent jusqu’au bout.