Kyle Eastwood, l’oreille de son père
Le contrebassiste de jazz et compositeur de films publie un album-hommage à son paternel Clint et fait preuve d’une humilité et d’une modestie à faire oublier son statut de "fils de".
- Publié le 10-09-2023 à 17h57
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Dans son poème Sea Calm, feu Langston Hughes questionne la quiétude de la mer, le silence des vagues. "How strangely still the water is today", écrit le poète afro-américain. Traduction signée de l'auteure de ces lignes : "Comme il est étrange que l'eau soit si calme aujourd'hui." Kyle Eastwood, 55 ans, nous inspire cette suspicion en vers. Envers le calme de la mer. C'est que le compositeur et musicien est placide, presque immobile. Point de gesticulations. Point de grandiloquence. Bras croisés, il s'affiche simplement : chemise en lin rouge sur le dos, jean et espadrilles aux pieds. Sa voix est posée et chaleureuse. L'espace d'une seconde, quand il prend la parole, on s'imagine que le vent, un brin tempétueux, se lèvera pour, enfin, faire tourbillonner les vagues. Mais, finalement, on embarque là pour un dialogue sans fioriture. Le vent et le chahut des vagues, nulle part. Même pas dans ses yeux bleu gris (couleurs marines, assurément) ou quand, soudainement, il se met à parler un brin français.
L’atmosphère de Carmel-by-the-Sea
C'est l'accalmie. Peut-être comme à Carmel-by-the-Sea, ville côtière californienne où Kyle Eastwood a grandi en compagnie de son père, de sa mère Maggie Johnson, ancienne mannequin et actrice télé, mais aussi de sa sœur cadette, Alison, 51 ans, actrice et productrice aujourd'hui. "C'était un petit coin plutôt tranquille", confirme le musicien dont la fratrie comporte également une ribambelle de demi-frères et demi-sœurs - dont le plus connu d'entre eux se trouve être Scott, acteur de 39 ans. "L'atmosphère de Carmel a peut-être déteint sur moi. Les paillettes de Hollywood ne m'ont jamais intéressé."
Sans nul doute, Kyle Eastwood est rodé à l'exercice de l'interview où le prénom de son père Clint, 93 ans, résonne plus que le sien. "Ça ne m'a jamais tellement dérangé. Je suis le fils d'un artiste célèbre. J'ai appris à composer avec cela", souligne-t-il. De toute façon, dans ce contexte-ci, le contrebassiste de jazz l'a quand même bien cherché. Il s'apprête à publier un dixième album baptisé Eastwood Symphonic dans lequel il réinterprète, en quintette ou accompagné d'un grand orchestre classique, quelques-unes des bandes originales les plus fameuses de films où son père est acteur, réalisateur ou les deux à la fois. Défilent ainsi les compositions d'Ennio Morricone, John Williams ou Lalo Schifrin mais aussi de Kyle lui-même pour, notamment, le thème de Gran Torino dont il a, à l'origine, cosigné la musique. Il s'est fait la main en tant que compositeur de musique de films sur une bonne dizaine de longs-métrages, tous signés Clint Eastwood. Nepo baby, Kyle ? Ce dernier ne s'offusque pas. "Certaines personnes peuvent le considérer mais ce qui caractérise ma relation avec lui, c'est la transmission. Cette transmission m'a permis de réaliser des choses qui vont bien au-delà du fait que mon père soit Clint Eastwood", sourit-il.
Et d'ajouter : "Au début, je ne lui ai pas trop parlé de ce projet de disque. Mais, au final, c'est comme si je l'avais réalisé en collaboration avec lui. Il y joue son propre rôle avec ses propres idées." Il faut dire que les deux cultivent une passion de la musique et, plus particulièrement, du jazz. Dans la maison de Carmel-by-the-Sea, les jazz cats et leurs œuvres sont partout. Sur les ondes comme sur le bout des doigts de ses parents, pianistes confirmés. Et puis, la ville se situe à quelques encablures de Monterey où se tient le fameux festival du même nom. Il a à peine 10 ans quand ses yeux se mettent à briller face à Count Basie sur scène. "Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai su que je voulais faire de la musique."
Plus jeune, Kyle a endossé quelques petits rôles dans les films de son père. Le premier ? Le western Honkytonk Man, sorti en 1982. "Je n'ai jamais tellement réfléchi à l'idée de devenir acteur. C'est arrivé dans ma vie plutôt par hasard. Il avait besoin de moi et j'ai joué le jeu. Aujourd'hui, je suis musicien à part entière et je ne me vois pas tellement revenir sur grand écran." Au sortir du lycée, il a suivi pendant un an des cours de cinéma à l'université de Californie du Sud s'imaginant un temps réalisateur. Finalement, l'appel de la musique a été le plus fort pour celui qui, à la radio, se délecte des chansons de Stevie Wonder ou Earth, Wind&Fire. Ses instruments : guitare basse et contrebasse dont la rythmique le fascine. Et en 1998, Kyle Eastwood publie son premier disque sans se préoccuper de la critique. Suivront d'autres albums, dont plusieurs enregistrés en France. Son coup de cœur pour l'Hexagone date des années 70, époque où il venait y passer ses vacances.
Il n'est absolument pas porté sur la politique alors même que son père, maire de Carmel-by-the-Sea à la fin des années 80, est lui carrément dans le bain. Un bain républicain devenu libertarien. Quand on le lui fait remarquer, il sourit encore. "Je pense qu'il y a plusieurs façons d'être républicain", défend-il subtilement. Décidément, la simplicité de ce francophile qui partage sa vie, depuis quinze ans, entre Paris et Santa Barbara détonne. L'idée qu'il se soit déplacé à bicyclette nous traverse l'esprit. C'est qu'il dit adorer faire du vélo dans la capitale française quand il n'est pas en tournée ou en studio. "J'aime aussi dessiner, comme ma mère", glisse ce père d'une fille de 29 ans, marié à deux reprises.
Un "fils de" pas du genre à faire de vagues
Quelques minutes avant la fin de l'échange, l'envie de piquer une tête sous la mer nous prend. Voir s'il y a de l'agitation, du grabuge. Nous sommes même prêts à rejoindre les abysses. Mais il n'y a rien à voir. Kyle Eastwood reste inébranlable. Et même au-delà. Alors, on lui parle du poème de Langston Hughes. Sea Calm. Il s'avance, met ses lunettes, et saisit notre smartphone afin de lire le court poème. "Comme il est étrange que l'eau soit si calme aujourd'hui. Il n'est pas bon que l'eau soit ainsi silencieuse." Kyle Eastwood éclate de rire. "Vous me trouvez ennuyeux, c'est cela ?" Merde ! Le musicien au brushing parfait (ses cheveux blonds virent quelque peu au blanc) a beau se marrer, on tente tout de même de s'expliquer. Non, non, Kyle Eastwood n'a rien d'un type ennuyeux. C'est juste qu'on s'attendait à des détails un brin croustillants quant à ses jeunes années ou ses aventures avec le paternel cinéaste. Être le fils de l'inspecteur Harry, ça a dû aider avec les filles quand même ! "Pas tellement", répond celui qui clame encore qu'il n'en a que faire du star-system, de la jet-set hollywoodienne et compagnie. En somme, on fait face à un "fils de" qui n'a jamais été du genre à faire de vagues. On se rend compte alors que, malgré l'admiration sans bornes qu'il voue à son père, celui qu'on a rencontré là est bien plus Kyle qu'Eastwood.