Les clefs pour comprendre l’exception culturelle

L’exception culturelle protège nos cultures du libre-échange pur et dur. Acquise depuis plus de dix ans, elle est aujourd'hui menacée par les négociations avec les Etats-Unis.

Dossier: Guy Duplat

L’exception culturelle protège nos cultures du libre-échange pur et dur. Acquise depuis plus de dix ans, elle est menacée par les négociations avec les Etats-Unis. Le monde culturel y voit la seule garantie de maintenir et subsidier une culture spécifique, créative, audacieuse. Elle est liée à la notion de diversité culturelle, battue en brèche à travers le monde par la culture "mainstream" des groupes privés les plus puissants.

1- La réunion de ce vendredi

Ce vendredi, à Luxembourg, se réunissent les ministres du Commerce des 27 Etats membres de l’Union européenne (UE) pour décider du mandat de négociation à donner au commissaire européen au Commerce, le Belge Karel De Gucht (OpenVLD). Ce dernier mènera les négociations avec les Etats-Unis en vue d’un accord de libre-échange transatlantique intitulé "Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement". Le mandat sera très large, et de très nombreux autres domaines, parfois fort sensibles, seront concernés (normes environnementales, soins de santé, etc.). Mais le débat se polarise, depuis plusieurs semaines, surtout sur un point : l’inclusion dans le mandat, et donc dans la négociation, des services audiovisuels (cinéma, télé, etc.) liés aux nouvelles technologies de l’Internet, comme le proposent des sociétés américaines telles qu’Apple, Google, Facebook, Amazon, etc.

Faute d’accord ce vendredi - et le Premier ministre français, Jean-Marc Ayrault, a annoncé mercredi que la France pourrait mettre son veto si les services audiovisuels restaient inclus dans le mandat -, le problème serait alors reporté au Conseil européen des 27 et 28 juin prochains, et ce serait aux chefs d’Etat de trancher.

2- Quel enjeu culturel ?

Le commissaire Karel De Gucht et le président de la Commission, José Manuel Barroso, ont tenté, en vain, de calmer la colère des "culturels", en leur expliquant que les droits acquis le restaient et que l’on n’y toucherait pas.

L’exception culturelle pour les biens culturels "anciens" (films, télés, livres, etc.) resterait ainsi acquise : possibilité d’imposer des quotas nationaux sur les films qui passent à la télé; financement obligatoire du cinéma national par les chaînes de télévision; etc. Seuls seraient concernés, et pourraient être "libérés" de mesures protectionnistes, les nouveaux services audiovisuels liés aux nouveaux grands acteurs du numérique (Google, Amazon, Apple, Facebook, etc.). Ils proposent cette ouverture pour avoir plus de marges de manœuvre dans la discussion avec les Américains.

"Mais le problème est bien là, précise Henri Benkoski qui suit le dossier pour la ministre Fadila Laanan. Les enjeux, les flux financiers gigantesques, la remise en cause de la propriété intellectuelle et le futur se trouvent précisément dans ces nouveaux services. La Fédération Wallonie-Bruxelles, avec d’autres, refuse de dissocier les services en ligne des services dits non-linéaires".

M. Barroso parle ainsi de "lignes rouges" que la négociation placerait pour préserver l’exception culturelle actuelle. Mais le secteur de la culture a vite réagi pour dénoncer le "piège". Près de 7 000 réalisateurs et professionnels de l’audiovisuel, issus des 27 pays de l’UE, ont signé la pétition lancée par les frères Dardenne. Pour eux, accepter cette entorse à l’exception culturelle, et laisser le cas échéant ces services nouveaux se développer sans pouvoir plus prendre des mesures de protection des cultures nationales, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Bientôt, ce sera tout le mécanisme d’aides à la création plus locale qui disparaîtra.

La culture "ancienne" sera vite remplacée par celle véhiculée par ces "majors" numériques. Les nouvelles technologies vont supplanter les anciennes et il paraît important aux "culturels" que ces nouveaux médias protègent la diversité des cultures et participent à leur financement.

Ne pas impliquer ces géants de l’Internet, ces plates-formes numériques nouvelles, dans les règles de quotas nationaux, de financement de la création nationale, de respect de la propriété intellectuelle, etc., serait signer l’arrêt de mort de la culture européenne. La culture serait alors une marchandise comme les autres. Amazon, Google et consorts deviendraient dominants et imposeraient la culture "mainstream" américaine, tuant les financements actuels du cinéma européen ou forçant à les partager avec les Américains.

Il y eut toujours des opposants à cette thèse de l’exception culturelle, comme l’ex-Premier ministre espagnol José Maria Aznar qui disait : "L’idée de créer une exception culturelle vient des pays dont la culture est en déclin; ceux qui ne connaissent pas ce problème n’ont rien à craindre. L’exception culturelle est le refuge des cultures en déclin". Mais cet avis est démenti par les faits. L’Italie de Berlusconi, qui a joué cette carte très libérale, a vu son cinéma laminé.

3- Les forces en présence

Les Parlements nationaux de l’UE se sont souvent prononcés massivement pour que l’on garde l’exception culturelle, y compris pour les nouveaux services numériques. Le Parlement européen a voté en ce sens, le 24 mai dernier, à une écrasante majorité ; le Bundesrat allemand en a fait de même. En Belgique, une commission de la Chambre a aussi adopté ce point de vue. Du côté des gouvernements, la France a été très claire, au point de brandir la menace d’un veto si les services audiovisuels restaient sur la table des négociations. La Communauté française est sur la même longueur d’onde, mais pas encore officiellement le gouvernement fédéral (on lira cependant, ci-contre, la réponse d’Elio Di Rupo aux frères Dardenne). La Grèce et la Hongrie suivent, avec l’Italie et l’Espagne. Mais de l’autre côté, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et d’autres refusent de retirer a priori, de la négociation, les services liés à la révolution numérique et proposent de les déposer sur la table.

4- Quel est le sens de l’exception culturelle ?

Pourquoi est-ce si important ? Si on laisse le seul marché décider, sans plus pouvoir le canaliser et aider ses propres industries culturelles, la force de frappe américaine (et demain chinoise) risque de tout balayer. Les Etats-Unis ont un marché intérieur uni linguistiquement et les moyens de financer massivement la diffusion et la promotion de leurs produits culturels.

Il y a près de dix ans, le ministre français de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, résumait bien un enjeu qui reste d’actualité : "Selon les chiffres de l’Unesco, disait-il , 85 % du produit de la vente des places de cinéma en salles dans le monde correspondent à des films provenant d’Hollywood. Face à cette uniformisation en marche, face aux risques d’appauvrissement culturel qui en découlent, les Etats ont le devoir de réagir. Oui, les Etats doivent avoir le droit de protéger et de promouvoir une offre culturelle étendue. Il s’agit non seulement de la sauvegarde des cultures et des patrimoines traditionnels, mais également de tous les secteurs de la création artistique et culturelle contemporaine."

Grâce à l’exception culturelle acquise depuis dix ans au niveau de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce, les Etats peuvent donc subventionner le théâtre ou le cinéma, imposer des quotas de diffusion de films ou de musique d’une langue ou d’un pays, imposer des financements à la création aux chaînes de télés, accorder des allégements fiscaux à ceux qui font don d’un tableau à un musée, édicter des lois et règlements pour protéger les monuments historiques ou empêcher la sortie des chefs-d’œuvre du patrimoine. Toutes choses qu’on ne peut pas faire pour protéger ses petits pois ou ses aciéries.

5- Le combat de la diversité culturelle à l’Unesco

En 2005, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) adoptait une importante directive sur la diversité culturelle, "opposable" aux règles du libre-commerce. La diversité culturelle est en effet le corollaire de l’exception culturelle. Il faut pouvoir prendre des mesures pour aider et protéger sa culture si on veut assurer la diversité des cultures sur terre. On dit que, chaque jour, une langue disparaît dans le monde. En Afrique, de nombreux pays passent les mêmes téléfilms brésiliens qui attirent le public comme un aimant, même s’ils véhiculent des archétypes purement hollywoodiens. Ces pays n’ont pas les moyens de développer leur industrie cinématographique. Les cultures locales disparaissent sous les coups de boutoir d’une culture mondialisée, imposée par les grands médias. Les superproductions américaines, les musiques poussées par les majors du disque déferlent sur le monde comme des rouleaux compresseurs, éliminant les cultures différentes. Et avec leur disparition, ce sont les racines de ces peuples qui meurent, accroissant le risque de déculturation, d’acculturation et de déstabilisation de ces populations.

Comment, dans ces conditions, préserver encore la diversité des cultures ? Comment permettre aux peuples de garder leur culture et leur histoire, une exigence indispensable pour éviter leur déracinement et leur basculement dans la violence ? Le vote de cette convention à l’Unesco fut essentiel et serait mise à mal si on laissait les nouveaux services audiovisuels sortir de l’exception culturelle et devenir des marchandises comme les autres. Au contraire, l’Unesco étudie la question de prendre explicitement en compte l’impact du numérique dans cette protection.

6- Les francophones belges en pointe

La Communauté française est en pointe sur ce dossier depuis 1993, quand la Belgique a hérité de la présidence européenne. Elio Di Rupo, alors ministre de la Culture, avait réuni à Mons les ministres de la Culture pour lancer le combat. On a évoqué "l’esprit de Mons". On parlait alors de soutenir la diversité culturelle; les ministres avaient pris l’engagement de ne pas inclure la culture dans le processus de libéralisation. Les gouvernements devaient garder le droit de subventionner les biens et produits culturels. Les Etats-Unis, où la culture a un financement privé, ont toujours opposé à cela que les biens culturels seraient des biens économiques comme les autres et qu’il fallait refuser les subventions. Mais pour que ces biens culturels puissent circuler librement, il faut d’abord qu’ils puissent exister, et leur existence serait menacée dans de nombreux pays faute de subventions publiques.

La Communauté française, avec son secrétaire général Henri Ingberg, ses ministres de la Culture, comme Hervé Hasquin, Richard Miller et Fadila Laanan, ont toujours été en pointe sur ce dossier. Ecolo et le PS dénoncent déjà toute entorse éventuelle aux principes de l’exception culturelle. Henri Benkoski, qui suit ce dossier comme chargé de mission auprès de la ministre de la Culture Fadila Laanan, est très clair : "Nous défendons la neutralité technologique depuis vingt ans. Quel que soit le tuyau par lequel passent les contenus culturels, y compris les nouveaux tuyaux numériques, nous sommes pour l’exclusion pure, simple et totale de la culture des négociations de libre-échange . Et en faveur du refus de toute distinction entre les services audiovisuels."


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