Draguet : "Qu'on évalue correctement mon travail, pas simplement en lançant des fatwas"
Le directeur des Beaux-arts s'apprête à vivre des mois particuliers puisque le renouvellement de son mandat sera discuté cet automne. Comment l'appréhende-t-il, alors que la secrétaire d'Etat (N-VA) semble vouloir sa peau ? Suite aux coupes budgétaires, il évoque aussi les incidences concrètes sur le choix des expos, le prix des billets et la sécurité des visiteurs. Il fustige également la situation "scandaleuse" du musée d'art moderne. Michel Draguet est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Publié le 03-09-2016 à 11h46 - Mis à jour le 20-04-2021 à 19h11
:focal(1079x547:1089x537)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ENWAIXEPDBDG7NXYUEE2GIO6CU.jpg)
Le directeur général des Musées royaux des Beaux-arts s'apprête à vivre des mois particuliers puisque le renouvellement de son mandat sera discuté cet automne. Comment l'appréhende-t-il, alors que la secrétaire d'Etat (N-VA) semble vouloir sa peau ? Suite aux coupes budgétaires, ce professeur à l'ULB évoque aussi les incidences concrètes sur le choix des expositions, le prix des billets et la sécurité des visiteurs. Il fustige également la situation "scandaleuse" du musée d'art moderne. Michel Draguet est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Suite à la performance de Deborah De Robertis à l'exposition Serrano, les Beaux-arts ont expliqué "soutenir les démarches artistiques pour autant qu’elles respectent la sensibilité de chacun". Estimez-vous cependant que cette performance d'une femme qui montre son intimité aux visiteurs soit bénéfique à l'art ?
Tout est bénéfique à l'art si c'est bien fait et si cela a un sens. Ici, cela relève plutôt du coup de force, comme le font les Femen. Le problème : dès qu'on réagit à ce qui est présenté comme de l'art, on apparaît en censeur. Or, notre réaction n'a pas porté sur le contenu mais a été dictée par le souci des publics de tous âges et de tous genres qui se présentent aux musées. L'endroit où elle a fait sa performance est un couloir emprunté par les visiteurs du musée Fin-de-Siècle. La liberté d'expression ne peut pas aller à l'encontre de la liberté des autres. Je crois que Mme De Robertis l'a oublié...
On est dans la provocation pure, sans substance ?
Cette performance relève davantage du registre de l'écho publicitaire que de la création artistique, elle est un peu vide de sens. Si elle avait fait cela en Belgique dans les années 40' ou 50', cela aurait eu un sens. Aujourd'hui, qu'elle aille faire cela à Damas, Alep ou Téhéran, ce sera autre chose... Ici, il y a une action sans véritable risque et très balisée (des gens l'ont accompagnée pour la photographier, la filmer). Mais c'est surtout un acte violent imposé aux visiteurs. Je ne suis pas certain que cette provocation soit beaucoup plus intelligente que lorsque des groupuscules d'extrême droite viennent saccager des œuvres (NdlR : comme l'a subi Andres Serrano en Suède en 2007). Il y a une revendication qui se veut sociologique mais il n'y a pas grand-chose d’artistique dans tout cela. Charlotte Moorman jouant du violoncelle nue dans les années 60', c'était autrement plus provocateur.
Existe-t-il des thèmes, des œuvres que vous vous refusez d'exposer ?
Non, un musée n'est pas là pour poser des limites, pour s'interdire des sujets. Un musée est là pour montrer et pour inviter à la réflexion. Le critère, c'est la pertinence artistique mêlée au sens. Chez Andres Serrano, il y a une relation à la tradition artistique, un sens photographique : l'image vous pointe et en même temps le photographe donne à voir des choses qui nous interpellent sur ce que nous sommes.
Le prix d'entrée était de 14,5 euros ! Et le ticket ne permettait pas d'accéder aux collections permanentes… On atteint des limites, non ?
Malgré ce prix, nous ne couvrons pas l'intégralité des frais de production de l'exposition, parce qu'il y avait un audioguide, que c'est Andres Serrano qui parlait, que les œuvres venaient de partout... Je reconnais que c'est cher pour une famille, pour des particuliers, mais le prix de ce ticket est bien pire ailleurs. Et puis deux autres expositions étaient proposées gratuitement : les "Géants" de David Altmejd et une autre sur Bruegel. Vu les compressions budgétaires imposées par l'Etat et le climat d'insécurité (30% de fréquentation en moins depuis les attentats de Bruxelles), nous agissons sur le seul élément où nous avons de l’élasticité : le prix du ticket. Mais nous n'irons pas plus haut. Et n'oubliez pas que ces 14,5 euros comprenaient un audioguide...
Certes, mais dans les autres institutions, cet audioguide peut être pris à part pour 4-5 euros supplémentaires... Au moins, les visiteurs ont le choix.
Ce qui fait qu'on atteint les mêmes tarifs... Dans une exposition temporaire, vous n'essuyez pas simplement les images du regard. Une exposition est une construction donc vous entrez dans un récit et un dialogue se noue entre l'oeuvre et le visiteur. Inclure l'audioguide dans le prix du ticket, cela me parait aussi évident que de payer une place au cinéma et d'avoir le son et l'image. Entendre Serrano parler de ses œuvres, cela fait partie du concept global.
Vous subissez aussi l’obligation de renforcer les dispositifs sécuritaires ?
Après les attentats du 22 mars, nous avons bénéficié de moyens marginaux pour sécuriser les accès mais nous n'en disposons plus depuis ce mois d'août. Contrairement à d'autres institutions muséales - pourtant plus petites et moins fréquentées - nous sommes obligés de financer nous-mêmes ces 700.000 euros annuels, sans moyens supplémentaires. Cela rend l’institution encore plus précaire. D’aucuns nous ont répondu "vous n'avez qu'à augmenter le prix du billet de deux euros pour couvrir vos frais de sécurité". C'est un peu surprenant, puisque assurer la sécurité des biens et des personnes est une des missions de l'Etat... Cela me semble impensable de demander au visiteur de contribuer financièrement à sa propre sécurité !

(Dans le hall, exposition "Les Géants" de David Altmejd)
Le privé ne peut-il pas jouer un rôle de soutien financier plus important ?
Il faut s'en méfier. A part quelques rares exceptions, les privés ne sont pas des mécènes au sens philosophique du terme ; ils agissent selon une politique de communication, une stratégie. Il existe un véritable risque, dans les services publics, de voir le privé se subsister au public. Dans la gestion même, je ne vois pas le privé intervenir dans la rénovation des salles, dans la sécurité du visiteur. Cela fait partie des missions régaliennes de l'Etat et l'Etat doit les maintenir, sinon il se délite.
Les coupes budgétaires ont-elles une incidence sur les choix de vos expositions ?
Nous sommes dans une position telle que nous ne pouvons plus présenter une exposition du type Chagall comme il y a deux ans, parce que le risque financier est trop lourd. Les thèmes accrocheurs sont plus onéreux à monter et notre assiette de visiteurs n'est pas garantie pour le moment. Or, les déficits ne nous sont pas autorisés car nous alourdirions la dette de l'Etat. Nous sommes plus que contrôlés par les pouvoirs publics, l'inspection des finances, la Cour des comptes, les tutelles... Nous avons donc pris l'option de travailler davantage avec ce que nous possédons dans les collections.
Ce sera le cas de la grande exposition d'octobre ?
Oui. Se développent actuellement beaucoup de réflexions sur la modernité, les avants-gardes. Or, depuis 1802, notre collection retrace cette histoire de manière continue à travers un regard, qui est celui des musées royaux des Beaux-arts de Belgique. Et ce regard a été conditionné par les notions de modernité, de tradition, d'avant-garde, de conservatisme, de réactionnaire... Beaucoup d'artistes ont offert d'autres voix au modernisme : Paul Delvaux et son rapport à la tradition, Magritte et son rejet de la notion de progrès, les expressionnistes flamands qui reviennent à la campagne. Cette "anti-modernité" n'est-elle pas une caractéristique de l'art belge ? Nous allons essayer de le montrer à travers notre collection.
(Le musée Magritte)
Finalement, à défaut de trouver un lieu permanent pour exposer vos pièces modernes, vous en proposez une exposition temporaire...
Ce n'est pas tout à fait cela. Lorsque vous êtes dans un musée, il n'y a quasi pas de discours, vous suivez un parcours chronologique de l'Histoire, de façon didactique. Ici, on mélange tout, on fait des liaisons audacieuses, dangereuses entre les pièces pour présenter les choses autrement. Il faut créer un choc, faire réfléchir.
Où en est ce fameux musée d'art moderne, dont les œuvres sont en réserves depuis 2011 ?
Ce musée a dû fermer en 2011 suite à différentes difficultés - comme le désamiantage des salles ou des problèmes de bâtiments - qui ont fait qu'il était devenu très peu fréquenté. Nous avions trouvé une solution, que toutes les parties avaient approuvée : le bâtiment Vanderborght. Lorsque le gouvernement a changé, les nouveaux responsables politiques ont décidé que ce n'était pas une option. Aujourd'hui, la conception de la secrétaire d'Etat est de placer les collections du XXe dans le "circuit des expositions" (Ndlr : qui sont les extensions du musée, où se tenaient les grandes expositions par le passé, mais qui ne sont plus exploitables à cause de l'amiante notamment). Cela implique la disparition d’espaces précédemment consacrés aux grandes expositions. Il n'y a pas une d'autre évolution du dossier. On fait des études, des audits, c'est-à-dire qu'on occupe le vide, sans donner de progressivité à la visibilité des expositions. Personnellement, je trouve que 2.500 m2 c'est beaucoup trop petit pour montrer l'art des XIXe et XXe siècles. C'est scandaleux de voir à quel point le dossier du musée n'avance pas.
Tenez-vous vraiment à ce que ce musée voie le jour ? Certains affirment que nous n'aimez pas l'art contemporain et que le musée Fin-de-Siècle vous suffit à montrer la partie du modernisme qui vous plaît.
C'est assez rigolo et aberrant d'entendre ces remarques. Cela fait 26 ans que je suis professeur d'histoire de l'art du XXe à l'ULB. J'ai fait des acquisitions d’œuvres contemporaines. Je viens d'exposer Serrano, qui ne me semble pas être un artiste médiéval. Thierry De Cordier, que nous allons exposer bientôt, n'est pas un artiste de la basse-Renaissance. Ce qui est vrai, c'est que je n'aime pas tout dans l'art contemporain. Je n'aime pas le côté groupusculaire, très "milieu fermé", fonctionnant en auto-référence. Je pose mes choix, j'estime certains artistes, je trouve que d'autres appartiennent à la mode dans ce qu'elle a de plus éphémère.
Quant au musée Fin-de-siècle, il a permis de reprendre une partie du musée d'art moderne et de lui assigner un lieu. Cela fonctionne mais il faut lui donner encore plus de visibilité. On va probablement changer prochainement le nom "Fin-de-siècle" parce qu'il n'est peut-être pas suffisamment compréhensible pour les étrangers.

(Le musée Fin-de-siècle)
Craignez-vous de perdre votre poste à l'automne lors du renouvellement des mandats ?
Mon intérêt, ce n'est pas mon poste, c'est l'institution. Cela fait 12 ans que j'accomplis cette mission, qui est très lourde, je l'ai payé à titre personnel à un prix assez lourd. Je ne ferai pas un drame si ma vie se formule autrement, même s'il y a encore beaucoup de choses à transformer pour entrer de plain-pied dans le XXIe siècle. Mais je tiens à ce qu'on évalue correctement le travail que j'ai accompli et pas simplement en lançant à mon encontre des ukases, des philippiques et des fatwas...
... Vous parlez de l'audit que Elke Sleurs (N-VA) a demandé sur votre gestion et que vous estimez "truffé d'erreurs et de contre-vérités" ?
Notamment, mais au moins les fatwas sont bien rédigées et ont une base légale, ce qui n'est pas le cas de cet audit. Il est clair que je n'ai pas tout réussi, donc je suis prêt à répondre aux critiques. Mais je tiens à ce qu'on rende compte de ce qu'a été l'évolution de l'institution dans le contexte financièrement difficile qui a été le sien. Pour ce qui est de l'avenir de l'institution - que ce soit avec ou sans moi - il est important qu'elle soit dirigée par un directeur en titre, et non ad interim. Je suis inquiet pour l'avenir des collections, ce qui se passe au musée de l'Armée est très éloquent. Tous ceux qui pensent que le patrimoine n'est qu'un détail ne se rendent pas compte qu'ils laissent tomber un garde-fou contre le totalitarisme.
Vu que Elke Sleurs semble vouloir votre peau, allez-vous chercher un soutien du côté du MR ?
Je ne suis pas politisé, je ne cherche pas les appuis. Et je suis peut-être idiot mais je ne pense pas qu'il faille aller sonner aux portes pour avoir une évaluation objective. Je ne demande ni passe-droit ni faveur, simplement une évaluation objective. Tout cela donne une image très conflictuelle. Or, il n'y a pas de conflit puisqu'il n'y a pas de contact. Il y a une absence réelle de soutien venant de la tutelle parce que - et c'est historique - ces musées ne sont pas aimés, on ne s'y intéresse pas.
Quel sera le lien entre le musée Magritte et la grande expo Magritte à Paris ?
Nous sommes le plus gros prêteur. J'étais un peu inquiet lorsque le Centre Pompidou a annoncé son intention d'exposer Magritte à 1h20 de Bruxelles. D'autant que le musée Magritte draine 80% de visiteurs étrangers. Je suis finalement très content puisque c'est une "exposition essai", qui ne peut être montrée qu'à Paris, à un public d'un certain niveau, car elle est complexe. C'est très complémentaire de notre musée. L'an prochain, pour les 50 ans de la mort de l'artiste, nous présenterons une exposition sur Magritte et son influence sur la création contemporaine : de Lucio Fontana, Rauschenberg ou Jaspers Johns jusqu'aux artistes actuels qui sont toujours influencés par Magritte.
Entretien : @Jonas Legge