Le tax shelter, un ballon d’oxygène pour les arts de la scène
La Chambre doit approuver, ce mercredi, l’extension du tax shelter aux œuvres scéniques. Le dispositif, qui a fait ses preuves dans l’audiovisuel, devrait entrer en vigueur au début 2017. Certaines institutions, comme le Théâtre de Liège, planchent activement sur le dossier.
Publié le 21-12-2016 à 10h30 - Mis à jour le 21-12-2016 à 15h11
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La Chambre doit approuver, ce mercredi, l’extension du tax shelter aux œuvres scéniques. Le dispositif, qui a fait ses preuves dans l’audiovisuel, devrait entrer en vigueur au début 2017. Certaines institutions, comme le Théâtre de Liège, planchent activement sur le dossier.
Prolonger le succès rencontré par le secteur audiovisuel
Cela fait un an qu’on parle du projet. Ce mercredi, il deviendra réalité à lors d’un vote en séance plénière de la Chambre. Ce projet, initié par le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) à la fin de 2015, concerne l’exonération de revenus investis dans la production d’une œuvre scénique. Soit l’instauration d’un incitant fiscal tax shelter aux arts de la scène. Adopté à l’unanimité (moins une abstention) le 9 décembre en Commission des Finances et du Budget, le projet de loi devrait obtenir un très large soutien. Le dispositif pourrait entrer en vigueur dès le début de 2017.
Ce tax shelter fait figure de très beau cadeau de Noël pour le secteur des arts de la scène. Il devrait y trouver un ballon d’oxygène financier très appréciable, du côté des investisseurs privés, alors que les financements en provenance des Communautés ne brillent pas par leur générosité. [En illustration de ce dossier : "Tristesses", d'Anne-Cécile Vandalem, un des grands succès de 2016 (et Prix de la critique du meilleur spectacle), de sa création au Théâtre de Liège au Festival d'Avignon et au-delà : l'exemple même d'une coproduction dont le volume - important - aurait justifié le recours au tax shelter.]
Soutenir les productions plus modestes
L’application du tax shelter aux arts de la scène découle du succès rencontré par le même dispositif, mis en œuvre dès 2004, dans le secteur de l’audiovisuel. Certes, le succès ne fut pas immédiat. Il connut même quelques abus, ce qui conduisit d’ailleurs le législateur à rectifier le tir. Ainsi, depuis le 1er janvier 2015, un nouveau tax shelter (à la fois plus simple et plus transparent) est entré en vigueur. Depuis lors, tout le secteur est aux anges. En 2015, pas moins de 180 millions d’euros auront été levés auprès d’investisseurs dans le cadre du financement d’œuvres audiovisuelles "made in Belgium".
"Le secteur des arts de la scène est un secteur qui, à l’instar du secteur audiovisuel, dépend fréquemment d’un financement externe (coproductions, NdlR) sans lequel beaucoup de ces productions ne seraient pas viables", a expliqué le ministre des Finances lors des débats en Commission. Et M.Van Overtveldt d’ajouter : "L’objectif est clair : elle vise à soutenir les productions plus modestes qui requièrent d’importants moyens financiers."
Principe général et éléments particuliers
Pratiquement, le tax shelter des arts de la scène s’aligne très largement sur celui en vigueur pour l’audiovisuel. Il va permettre à toute entreprise, soumise à l’impôt des sociétés, d’investir une partie de ses bénéfices dans des œuvres scéniques originales en obtenant une exonération fiscale à concurrence de 310 % du montant investi et un rendement fixe de l’ordre de 10 %. Ce qui est évidemment une aubaine en période de taux (quasi) nuls.
Voilà pour le principe général. Le projet intègre quelques éléments propres au secteur des arts de la scène. Il détermine, d’abord, les œuvres éligibles au tax shelter. Sont ainsi concernées les productions scéniques originales de théâtre, de cirque, de théâtre de rue, d’opéra, de musique classique (ce qui exclut la musique non classique), de danse, de cabaret et de spectacle total.
Il a aussi été tenu compte du fait que les producteurs dans le secteur des arts de la scène sont souvent des ASBL. Dès lors, pour autant qu’elles soient soumises à l’impôt des sociétés (en tout cas, le temps de la durée de la production), les ASBL entreront en ligne de compte. Il est aussi spécifié que les dépenses liées à ces productions devront être effectuées dans un délai se terminant maximum 24 mois après la signature d’une convention-cadre relative au financement "tax shelter".
Enfin, pour les investisseurs privés, les possibilités d’exonération s’élèveront à un montant globalement limité à 50 % - avec un plafond de 750 000 euros - des bénéfices réservés imposables de la période imposable. La somme de toutes les valeurs fiscales des attestations tax shelter sera, elle, limitée à 2,5 millions d’euros par œuvre scénique.
Trois questions à Isabelle Molhant
Isabelle Molhant est CEO de Casa Kafka Pictures, société intermédiaire qui lève des fonds tax shelter en partenariat avec Belfius.
L’extension du tax shelter aux arts de la scène vous paraît-elle pertinente ?
Plusieurs secteurs culturels étaient, ou sont toujours, en demande d’une telle extension. On a évoqué les secteurs du "gaming" et de la mode. La décision politique concerne aujourd’hui les arts de la scène, qui sont effectivement en demande de financement. Par ailleurs, pour l’instant, dans le secteur audiovisuel, on atteint une certaine saturation. En clair, on n’a pas assez de films à financer en regard du nombre de sociétés souhaitant investir via le tax shelter. Il y a donc un pont intéressant à créer avec les arts de la scène.
Etes-vous déjà prêts à lever des fonds pour les arts de la scène ? Et quels sont vos objectifs ?
Dès le moment où on aura eu notre agrément auprès du SPF Finances et où les maisons de production auront eu leur attestation pour les œuvres éligibles auprès des Communautés, nous seront opérationnels pour lever des fonds au profit des arts de la scène. Maintenant, il est encore prématuré d’avancer un chiffre. Ce qui était crucial pour les sociétés intermédiaires et les investisseurs, c’est que le dispositif soit identique à celui appliqué pour la production audiovisuelle. Notre rôle, il est de faire le "matching" entre investisseurs privés et sociétés de production. Il était important de ne pas complexifier le système.
Deux craintes sont déjà évoquées dans le secteur. Un : les pouvoirs publics pourraient en profiter pour réduire leurs subsides aux arts de la scène. Deux : les fonds levés profiteront surtout aux grosses productions.
Je ne crois pas que les Communautés réduiront le pot global de leurs aides. Le tax shelter est un financement alternatif qui ne couvre qu’une partie - environ 33 % - des dépenses globales engagées dans une production. Les subsides restent indispensables. Le deuxième risque mentionné, il est en partie lié à la ligne éditoriale adoptée par les sociétés intermédiaires. Chez Casa Kafka, nous investissons dans tous les types de production (œuvres d’auteur, productions plus commerciales, etc.). Cette responsabilité ne relève pas des investisseurs privés, mais bien des choix artistiques des sociétés de tax shelter.
"Générer des richesses localement"
Lorsque nous le joignons mardi, en fin de journée, Serge Rangoni sort d’une réunion où il est précisément question du tax shelter appliqué aux arts de la scène.
Le Théâtre de Liège, qu’il dirige, est l’une des institutions qui, dans le paysage belge francophone, se montre très active en matière de productions et coproductions, y compris internationales. Que pourrait lui apporter le tax shelter ? "Pour nous, c’est une vraie opportunité, même si, bien sûr, il faut encore voir comment la loi va s’appliquer dans toutes ses modalités." Une occasion, estime Serge Rangoni, de trouver des moyens supplémentaires, d’élargir les échelles. Mais aussi, potentiellement, "de ramener en Belgique de grosses productions qui, dans les conditions actuelles, se font à l’étranger". Un exemple : "Le Dernier Testament", mis en scène par Mélanie Laurent, d’après James Frey, et présenté à Liège fin octobre. "Une part importante de la main d’œuvre était belge, il y a des acteurs belges dans la distribution, mais le spectacle a été répété principalement en France." Le mécanisme du tax shelter aurait probablement permis d’intégrer davantage d’éléments de la production, jusqu’à la "finition" du spectacle.
Dans cet objectif, d’ailleurs, le Théâtre de Liège nourrit actuellement l’ambitieux projet d’ajouter à sa structure "deux gros studios qui constitueraient un espace de répétition super équipé". De quoi se profiler comme véritable centre de production, à même de porter les projets de la conception à la finition.
Retombées locales
Car les "métiers" du Théâtre de Liège sont réputés, de l’atelier costumes (dont la visite, impressionnante, est souvent incluse à celle du théâtre) à la construction des décors - une spécialité à laquelle Olivier Py fait appel pour "Les Parisiens", sa création pour le prochain Festival d’Avignon…
Ainsi, souligne Serge Rangoni, le recours au tax shelter devrait-il avoir pour conséquences "non seulement de générer de la richesse localement - en taxes, en lois sociales, entre autres - mais de valoriser l’artisanat du théâtre à travers ces équipes spécialisées". Favoriser les retombées locales est, du reste, une des raisons du choix qu’a posé le Théâtre de Liège de travailler sur le terrain liégeois.
"Au début, on tâchera de se faire la main sur des productions d’une certaine ampleur, annonce le directeur du Théâtre de Liège, sachant que l’apport financier via le tax shelter est estimé à 30 % d’une production, et qu’il s’agit d’une gestion assez complexe, tous les frais n’étant pas éligibles. Chez nous, typiquement, il s’agirait des productions pour le grand plateau, avec une dizaine d’acteurs."
Prudence
Si de tels projets pourraient assez vite être mis en route, "la loi n’est pas encore votée…" Le Théâtre de Liège se fait accompagner et conseiller par le Tax Institute de l’ULg. "On n’aura pas l’imprudence de prendre trop vite en compte les possibles apports du tax shelter dans nos budgets."
En outre, la mise en œuvre de ce mécanisme - avant tout financier : l’immunisation fiscale du bénéfice des entreprises qui investissent dans une production - sera elle-même soumise à la validation par le ministère de la Culture, validation accordée non par structure mais par projet.
Quant à la levée des fonds auprès des entreprises, elle passe par des structures spécialisées, comme Casa Kafka (lire le 3Questions ci-dessus), ou Inver Invest, société des frères Bronckart au sein de laquelle, en collaboration avec le Théâtre de Liège, va se créer un volet "arts de la scène".
Producteurs courtisés
"Ce qui est intéressant aujourd’hui, dans la foulée du tax shelter pour l’audiovisuel, relève Serge Rangoni, c’est que les sociétés d’investissement rencontrent un succès tel auprès des entreprises qu’elles sont demandeuses d’une diversification des projets dans lesquels investir. La chasse est ouverte. On va être courtisés pour les deux, trois ans à venir, certainement."
Le Théâtre de Liège voit donc d’un œil très favorable l’avènement de la loi élargissant le mécanisme de l’"abri fiscal" (comme l’appellent justement les Québécois) aux arts de la scène. Reste à voir si et comment des structures de moindres proportions, porteuses de projets plus modestes, vont pouvoir elles aussi activer ce levier.