Tout le paysage théâtral va changer : cris et défis
Lundi 16 janvier, des centaines d’opérateurs des arts de la scène auront remis leur demande de subvention. La ministre Alda Greoli remet les compteurs à zéro et décidera à l'automne 2017 des nouvelles aides pluriannuelles. Rapport Kurt Salmon, manifestation lundi, débats sur Facebook, tout le monde s’agite.
Publié le 13-01-2017 à 15h56 - Mis à jour le 13-01-2017 à 16h58
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Lundi 16 janvier, des centaines d’opérateurs des arts de la scène auront remis leur demande de subvention. La ministre Alda Greoli remet les compteurs à zéro et décidera cet automne des nouvelles aides pluriannuelles. Rapport Kurt Salmon, manifestation lundi, débats sur Facebook, tout le monde s’agite.
Chantier ouvert en terrain miné
C’est une vraie révolution qui est en cours avec la mise en place du nouveau décret sur les arts de la scène en Fédération Wallonie-Bruxelles. Celui-ci va redessiner à partir du 1er janvier 2018 tout le paysage de notre théâtre, mais aussi de la danse, du cirque, du théâtre jeune public, de la musique classique et non classique et même du conte dans un souci général de "décloisonnement".
Fini, les subsides au compte-gouttes, sans visibilité. Tous les systèmes d’aide divers seront remis à plat et unifiés dans un but de clarté, de bonne gouvernance et d’adaptation au XXIe siècle.
Même procédure pour tous
Tous ceux (institutions, compagnies, individus) qui veulent obtenir une aide ont dû se conformer à la même procédure, remplir des formulaires détaillés liés aux nouveaux objectifs de la ministre Alda Greoli et les soumettre aux diverses commissions d’avis avant le 17 janvier. Celles-ci devront ensuite étudier les demandes et rendre leur verdict (indicatif) pour fin juin 2017. La ministre de la Culture, dont ce sera "le" grand dossier de la législature, décidera alors des subsides divers, fin octobre 2017, en fonction aussi de l’enveloppe qu’elle aura obtenue pour son budget 2018, et suffisamment tôt pour éviter la proximité avec les élections communales.
Ce sera alors le moment de vérité où bien des dents grinceront et où des choix douloureux devront être faits. Car les demandes excéderont largement les moyens disponibles. Certaines seront refusées, des institutions devront sans doute fermer ou fusionner.
Au nom de "l’artiste au centre"
Ce décret trouvait son origine dans une "note d’orientation pour une politique théâtrale renouvelée" de 30 pages soumise en juillet 2015 par Joëlle Milquet, alors ministre de la Culture, avec l’ambition "de remettre l’artiste au centre, de réduire les coûts administratifs au profit de l’artistique, d’augmenter l’aide aux projets".
Chacun se rend compte que ce "momentum" est unique et capital et la nervosité est grande. Le Parlement a étudié jeudi le rapport Kurt Salmon tentant d’objectiver les données économiques des théâtres et de chercher des pistes pour optimaliser les budgets. Mais Mme Greoli a déjà annoncé que ce rapport, sans grande nouveauté selon certains, n’était pas là pour fonder sa politique et n’était qu’un outil de plus pour optimaliser les moyens (lire notre "A savoir" ci-contre).
Le directeur du Public, Michel Kacenelenbogen, secrétaire général d’une des deux chambres patronales (CPEPAS) et qui "pousse" le rapport Salmon, a appelé, de sa seule initiative, à un rassemblement lundi 16 janvier devant le cabinet Greoli pour dénoncer les mesures budgétaires déjà pour 2017 : alors que la ministre annonce un budget en hausse de 3 %, les arts de la scène sont, eux, soumis à la baisse de 1 % avec des budgets à nouveau non indexés (une baisse cumulée depuis huit ans de plus de 10 %). Il évoque même l’idée d’une grève des théâtres à partir du 1er février.
Secteur divisé
L’annonce des salaires des dirigeants de Mons 2015 et d’aides nouvelles à Mons et Charleroi a encore ajouté au malaise. Mais cet appel, relayé par l’Union des artistes, ne fait pas l’unanimité. Alda Greoli a déjà répondu (lire "La Libre" de jeudi). Le secteur est divisé sur la stratégie et regrette le manque de concertation entre les acteurs. Les compagnies par exemple, veulent un rééquilibrage en leur faveur par rapport aux institutions au nom de "l’artiste au centre" et craignent que la manif de lundi ne conduise à accroître encore le déséquilibre.
La ministre annonce un important discours le 3 février à la salle Rockerill de Charleroi en clôture de deux ans d’opération "Bouger les lignes". C’est alors qu’elle devrait préciser sa politique. Nous avons demandé à plusieurs acteurs de réagir brièvement.
Quant à Michel Boermans, président du Conseil de l’art dramatique (CAD), il se tient strictement à la confidentialité liée à sa fonction, "condition sine qua non d’un examen calme des dossiers". Le CAD, nous précise-t-il, se réunit le 18 janvier. Et le 24 a été convoquée une réunion de la Commission des présidents et vice-présidents des instances d’avis, en vue d’établir une méthodologie commune.
À savoir
Les limites du rapport Kurt Salmon
Commandé par Joëlle Milquet lorsqu’elle était ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le rapport Kurt Salmon - du nom de son auteur - échoit à Alda Greoli, qui a pris la succession de la première. La présentation faite jeudi en commission Culture du parlement de la Fédération précisait d’emblée les limites du rapport.
Devant les auteurs de l’étude, les parlementaires ont déploré les fautes d’orthographe et de syntaxe émaillant le document, de quoi nuire à sa crédibilité. Ils ont également pointé des lacunes méthodologiques, dont le fait d’avoir considéré certains opérateurs comme relevant exclusivement du domaine des arts de la scène alors que leurs activités dépassent ce secteur (Halles de Schaerbeek, Manège.Mons...).
Les auteurs du rapport ont, quant à eux, fait part des difficultés rencontrées pour obtenir des données chiffrées du côté francophone, ce qui n’a pas été le cas au Nord du pays et en France. "En tant que législateur, cet élément ne peut pas nous laisser insensible", a indiqué le député socialiste Patrick Prévot. "Un effort doit être réalisé au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour davantage de transparence." Malgré les bémols, majorité comme opposition jugent que cette cartographie du secteur a le mérite d’exister, de poser le débat et qu’il faut en tirer des conclusions pour améliorer la situation du secteur des arts de la scène.
Réactions

Jean-Michel Van den Eeyden
Directeur de l'Ancre, à Charleroi, vice-président de l'association des employeurs Conpeas
Remise à plat. "Je me réjouis de ce décret qui remet à plat l’ensemble du secteur. Et ne rougis pas de l’aide exceptionnelle destinée au nouveau lieu qu’on va construire d’ici peu, financé entièrement par la Région wallonne. Par rapport à la concentration des moyens à Bruxelles, c’est un juste rééquilibrage. L’objectif à terme : ouvrir un centre dramatique à Charleroi, première ville de Wallonie. Bien sûr, les compagnies doivent avoir les moyens de créer et de s’associer à des structures fortes que sont les théâtres. Je me réjouis aussi qu’on vise une meilleure gouvernance : pourquoi pas une grille des salaires dans le secteur, afin d’éviter les dérives ? Il faut une clé de répartition avec un pourcentage minimum garanti pour l’artistique incluant uniquement les moyens de production, de coproduction et la masse salariale créée par la structure. La baisse constante des subsides a évidemment un impact sur l’artistique mais je n’irai pas manifester lundi : je déteste la manière unilatérale dont cela a été annoncé, clivant le débat. J’aurais été en première ligne si cette concertation avait eu lieu."
Antoine Laubin et Julien Sigard
CCTA. Chambre des compagnies théâtrales pour adultes
Rééquilibrage. "Le décret rencontre une de nos revendications constantes : harmoniser les décisions de subsides selon des mêmes critères. Nous voulons maintenant qu’on profite de ce moment pour rééquilibrer les budgets en faveur des compagnies. Alors que celles-ci mettent par définition l’artiste au centre, elles ne reçoivent que 11 % des aides contre 89 % aux théâtres. C’est un signal fort en ce sens qu’on attend d’Alda Greoli. Elle a déjà posé des gestes de rééquilibrage, elle peut le faire en faveur des compagnies. Dans cette optique, on n’appelle pas à manifester lundi. Nous subissons aussi les baisses successives, mais nous craignons que rétablir en 2017 l’indexation et supprimer la baisse du 1 %, sans augmenter le budget global se fasse aux dépens des compagnies. L’appel au rassemblement de lundi, sans concertation, risque d’accentuer les déséquilibres et de diviser le secteur. Nous sommes pour des théâtres forts en dialogue avec des compagnies fortes."
Michel Kacenelenbogen
Co-fondateur et co-directeur du Théâtre le Public, secrétaire général de la Cpepas
Manifestation. Michel Kacenelenbogen a lancé un appel au secteur des arts de la scène pour manifester lundi devant le cabinet de la ministre de la Culture Alda Greoli (CDH). Ce qui l’indigne ? "Depuis des années, et plus encore depuis les attentats, on dit que la culture et l’éducation sont les deux piliers pour aller vers plus de tolérance entre les humains. Or, depuis 2008, le secteur des arts de la scène n’a pas été indexé. Et depuis 2014, son budget est raboté chaque année de 1%."Conséquence ? "Alors que le personnel fixe, les loyers, l’électricité des théâtres, etc., sont indexés, la part pour engager des artistes - presque aucun artiste n’est engagé à l’année - diminue année après année." Le plan "Bouger les lignes" d’Alda Greoli vise à remettre à plat la politique culturelle, en plaçant les artistes au centre des préoccupations, mais pour M. Kacenelenbogen, "la ministre ment !" Et il compte bien le lui faire entendre : ils devraient être entre 1000 et 1500 à manifester lundi.
Philippe Sireuil
Metteur en scène, directeur artistique de la Cie La Servante et du Théâtre des Martyrs.
Crispation. "Je serai devant les bureaux du ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles lundi à 11 heures, oui. Avec je l’espère une part importante d’une profession dont on n’a cessé de dénoncer la paupérisation. En plus de quarante ans de métier, j’ai connu d’innombrables soubresauts et tensions. Aujourd’hui on est dans une situation de blocage inédite, assortie d’une crispation excessive." Renvoyer dos à dos les lieux et les compagnies, les structures et l’emploi artistique, semble antinomique à l’homme de théâtre. "Nous faisons un métier d’art qui implique une médiation immédiate de son objet avec des spectateurs. Le théâtre est le plus à même de favoriser ces passerelles entre la création artistique et les publics." Il ne s’agit pas d’opposer les nantis et les pauvres, soulève Philippe Sireuil, "mais il y a un combat à mener". Beaucoup d’inquiétude aussi. "Les derniers jours ont été moralement et politiquement épuisants et désolants. Cependant il y a de l’espoir. Et il nous faut du calme. Le chantier est ouvert, et il est vaste."