Prenez garde à votre ascenseur, on pourrait vous l’enlever
Bruxelles compte plus de 250 ascenseurs anciens. Mais des obligations de mise en conformité mettent en péril ces ascenseurs historiques. Ils pourraient disparaître sous le coup de cette nouvelle législation. Quid du savoir-faire en la matière, unique solution au sauvetage patrimonial ?
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- Publié le 13-08-2020 à 06h24
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Paul Mariën est un monument. Cela a sans doute à avoir avec le fait qu’il ne vous l’envoie pas dire, quand il a quelque chose à vous communiquer. Mais il faudrait ajouter qu’il s’occupe lui-même de monuments. Depuis ses 17 ans. Son père avait lancé une entreprise de fabrication et d’entretien d’ascenseurs à une époque où tout était à faire, ou presque – c’était en 1938.
C’est en effet dans l’entre-deux-guerres que les ascenseurs se multiplient dans les immeubles à appartements, dans la foulée de nouvelles dispositions légales concernant les copropriétés (cf. ci-dessous, notre historique). À l’époque, les cages d’ascenseurs sont des éléments intégrés au projet architectural, dès le départ (cf. notre galerie). “Bien souvent, précise Kim Vloebergs historienne de l’art, spécialiste du sujet, les cages d’escalier répondent architecturalement aux cages d’ascenseurs, et font la démonstration des talents artisanaux de l’époque”.
L’explosion de la vie en appartements modifie les besoins des citadins habitant désormais les uns au-dessus des autres. De nouveaux corps de métiers se font jour pour répondre à la demande. Et ainsi donc, les ascenseurs qui s’érigent font la preuve des talents multiples des ferronniers, ébénistes, maîtres verriers… Les entreprises belges répondent à la demande mondiale. La firme Jaspar, basée à Liège, fabrique des ascenseurs à l’export depuis 1842. L’anversois Daelemans façonne des cabines sur mesure, décorées de banquettes en bois noble, de boutons d’appel en cuivre et nacre, de grilles en ferronnerie, de luminaires ou autres détails en verre taillé… “Assurément des pièces uniques dans chaque immeuble”, pour Paul Mariën, dont le travail n’a pas changé depuis 1958 – les gestes sont les mêmes pour actionner ces mécaniques inusables.
galerie photo des ascenseurs historiques bruxellois
Ascensoriste en danger
Son métier est cependant devenu fort rare, au point que l’artisan ascensoriste ait eu la nécessité de monter au créneau lorsqu’il s’est agi de défendre les ascenseurs historiques en péril.
Dans les faits, Paul Mariën est un peu le dernier des Mohicans – si tant est que les Mohicans aient déjà pris l’ascenseur. Il a bien essayé de lancer une école d’artisans ascensoristes, “mais, Madame, le politique m’a mis des bâtons dans les roues.” Son accent bruxelleir résonne d’une impatience agacée. Alors, c’est à ses ouvriers qu’il a confié le savoir-faire, et à qui il a livré le secret des vieilles mécaniques d’élévateurs. “La transmission a été faite”, pas tout à fait comme il voulait, mais il existe ce bataillon d’irréductibles ouvriers, qui ne se trouvent pas désemparés devant “un ascenseur à tambour”.
Fais gaffe à l’ascenseur, et non à la marche
Depuis 2003, la question des ascenseurs historiques ne préoccupe pas que Paul Marien, mais bien aussi les défenseurs du patrimoine architectural bruxellois. Bruxelles compte plus de 250 ascenseurs historiques à valeur unique, selon un récent recensement des Monuments et des Sites, mais le chiffre final s’élève vraisemblablement à plusieurs milliers. Un arrêté royal datant de 2003 exige “une mise en conformité des ascenseurs à usage privé”, à des fins de sécurisation des usagers.
Tout à coup, on se doute bien que cela va bloquer, quand on sait que la majorité des ascenseurs anciens sont des cages de verre et métal ajouré. Ce qui a l’avantage 1/de soigner l’esthétique architecturale des halls d’entrée ; 2/de bénéficier de la lumière naturelle lorsqu’on est dans l’ascenseur (comme au 173 de l’avenue Buyl) ; 3/de donner de la voix à Madame Musquin, coincée dans l’ascenseur avec les cadeaux de Noël (NdlR, vous connaissez cette scène mythique du Père Noël est une ordure).
Les copropriétés actuelles, obnubilées par questions de vidéophones (qui vous permettent de visualiser la tête du livreur Uber) ne savent pas forcément à quel saint se vouer lorsqu’un agent dépêché par le SECT (Service Extérieur de Contrôle Technique) vient passer au crible des réglementations modernes un ascenseur installé avant 58. “Tout est une question de check-list”, selon Paul Mariën, qui tempête. Évidemment qu’un ascenseur ancien ne répond à la check-list [ initiée en 2003, NdlR]. “Par exemple, il est interdit que la cabine d’un ascenseur ait un plafond ajouré”. – Pourquoi ?”, demande-on ingénument. Paul Mariën ne sait pas non plus ; il s’énerve, et on comprend, car on ne voit vraiment pas comment il pourrait nous arriver malheur dans une cabine d’ascenseur au plafond ajouré d’une aération en fer forgé, comme c’est le cas du modèle sis au 35 de la rue Blanche, à Ixelles. “Aucun danger dans les faits, mais l’ascenseur ne répond pas aux normes des élévateurs modernes”, et on se dit que si ça coince sur le plafond, ça va coincer ailleurs.
Une rénovation qui sauve
Paul Mariën connaît ses bébés bruxellois, qu’il bichonne depuis plusieurs années. C’est facile : il est capable de vous dire qu’Avenue Jupiter, au 93, il y a un ascenseur en verre, avec câble à tambour. Qu’à l’ambassade de Cuba, l’ascenseur est monumental, “mais que vous ne le verrez jamais, celui-là !” Même moi, quand je vais pour l’entretien, y’a toujours un gars qui me surveille, pour voir ce que je fais”. Mais que le plus fameux de tous reste celui du 70 de la rue Houdan. “J’avais eu la commande pour la fabrication d’un ascenseur. Carte blanche pour la fabrication mais aucun budget pour l’entretien. Alors, je leur ai fait ce qu’il y avait de mieux, avec les meilleurs matériaux. Il n’est JAMAIS tombé en panne”.
L’ascenseur de la rue Houdan démontre que la modernisation technologique n’a rien à voir avec l’efficacité. Pour, Jean-François Guyaux, syndic d’immeubles remarquables dans Bruxelles, “les entreprises monopolistiques d’ascenseurs agitent la question de la sécurité des usagers, ce qui mène au démontage inévitable du patrimoine ancien. “C’est pour cela que je valorise le travail d’un artisan, the Lift. L’ascensoriste Anthony Grillorespecte un maximum les éléments archicturaux d’origine”.
On le voit, les solutions existent pour faire cohabiter normes actuelles et patrimoine historique. Pour preuve : vous êtes tous et toutes déjà montés dans un ascenseur avec un système de démarrage à cellule lumineuse (NdlR, tant que vous êtes dans le champ de la cellule lumineuse, l’ascenseur fait statu quo). Un système inventé par Paul Mariën lui-même, pour éviter de supprimer les portes-grilles ouvragées des vénérables ascenseurs.
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Ce qui monte et qui descend, en sept dates
1823. Premier ascenseur hydraulique. Il permet l’accès à un panorama sur Londres. Il fonctionne selon le principe du contrepoids : on vide un bac d’eau, ce qui fait monter l’ascenseur.
1857. Otis entre dans l’histoire des ascenseurs en construisant le premier ascenseur à usage public pour un grand magasin de Broadway. Sa vitesse ? 0,2 mètre à la seconde. Otis et ses inventions connaissent un grand succès après lui, puisque la firme reste l’entreprise n°1 mondiale de fabrication d’ascenseurs.
1885. Les cinq ascenseurs de la Tour Eiffel sont mis en service. Le modèle, ultra-solide, a fonctionné chaque jour pendant 83 ans à raison de 75 personnes par voyage. Aucun accident à déplorer. La panne d’ascenseur n’est-elle qu’un mythe ?
1890. Premiers ascenseurs à Bruxelles, dans les grands magasins et hôtels (au Métropole).
1924. Une loi sur la copropriété à Bruxelles permet d’acquérir un bien à plusieurs. La répartition des coûts sur plusieurs propriétaires incite à la modernisation des espaces communs : l’ascenseur prend son essor.
2003.Un arrêté royal relatif à la sécurité des ascenseurs impose diverses obligations de modernisation. les ascenseurs historiques sont mis en péril.
2022. Le 31 décembre, tout ascenseur mis en service avant 1958 doit être modernisé. Trouver des solutions à la préservation des ascenseurs anciens devient urgent.