L’intuition que la culture post-Covid va mal est-elle justifiée ? Décryptage
Le discours sur la culture pendant la crise sanitaire a été morose, voire morbide. Une étude du secteur à travers ses divers domaines permet de démêler le vrai du faux. L’intuition que la culture va mal est-elle justifiée ? Décryptage en chiffres et analyse socio-politique.
Publié le 28-05-2022 à 07h25 - Mis à jour le 08-06-2022 à 17h30
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Le 17 mars 2020, la Belgique, confrontée à un nouveau virus très contagieux, le Sars-Cov-2, dont l'ampleur gagne l'ensemble de la planète, prend la décision inédite de confiner la population : dès le lendemain, à 12 h, toutes les activités "non essentielles" (écoles, entreprises, Horeca, salles de spectacle et de cinéma, piscines, discothèques, instituts de beauté, parcs d'attractions, etc.) devront fermer leurs portes et les habitants rester "un maximum" chez eux. Pendant deux ans, selon les pics de contamination du Covid, la population a vécu au gré des réouvertures et fermetures des différents secteurs d'activité - dont la culture et l'Horeca souffriront tout particulièrement - ainsi que des restrictions et protocoles sanitaires (CST, port du masque, distanciation…).
Depuis le 7 mars 2022, notre pays est passé en "code jaune", marquant la fin de la situation d'urgence épidémique et le retour à une vie "normale". En cette ère post-Covid, les journalistes du service Culture de La Libre se sont interrogés sur les conséquences de la crise sanitaire sur les pratiques culturelles et la manière dont elle a façonné, à court et long termes, nos modes de consommation en cinéma, scènes, musique, littérature et expositions.
CINÉMAS
"Le cinéma est en vrai danger. Et il faut oser le dire", s'alarmait le producteur et distributeur belge Jacques-Henri Bronckart, il y a un mois, dans La Libre. "On est encore très loin des chiffres d'avant la pandémie. […] Le public du cinéma d'auteur grand public, comme celui que montre le Festival de Cannes, s'est réduit. Par contre, l'offre continue d'être pléthorique. À un moment, on se bat vraiment pour des miettes…"
"Nous avons sorti vingt films depuis juin 2020, précise Thomas Verkaeren, directeur général d'O'Brother, la société de distribution de M. Bronckart. "Seuls deux ont marché en salles… Le secteur est encore dans la crise économique."
Le 29 avril, le bilan annuel du Centre du cinéma et de l'audiovisuel (CCA) de la Fédération Wallonie-Bruxelles a confirmé ce constat. Avec un box-office global de 7,5 millions d'entrées en 2021, comparé aux quelque 20 millions des années antérieures, l'impact de la crise sanitaire est patent. "Il touche les habitudes des spectateurs. C'est moins un problème de les amener dans les salles que de les sortir de leur fauteuil", note Thomas Verkaeren.
Toute la filière est touchée. "Financer un film est plus délicat avec un marché à moins 30 %", relève M. Verkaeren. Avec la baisse de fréquentation et des recettes, les distributeurs ont moins de liquidités à investir dans les films futurs. Les producteurs belges dépendent aussi de leurs partenaires de coproduction européens, guère mieux lotis.
En France, la fréquentation a chuté de 34,2 % au cours des quatre premiers mois de 2022 par rapport à la même période de 2019. En Europe, l’Union internationale des cinémas (qui regroupe les exploitants de 39 territoires européens) relève un net recul de 56 % par rapport à 2019.
Note optimiste : le Marché du film du Festival de Cannes, où se négocient les ventes et projets de milliers de films, a attiré 12 000 professionnels du monde entier. Autant qu’avant le Covid.
SCÈNES
Côté scènes, malgré un retour (très) timide du public à la réouverture des salles et "une suroffre" de spectacles en raison des multiples reports et/ou annulations pendant le Covid, l'heure est, aujourd'hui - deux mois après le passage du baromètre en code jaune -, "à l'enthousiasme et (à) l'optimisme des opérateurs", relaie Françoise Havelange, secrétaire générale de la Fédération des employeurs des arts de la scène (Feas). "Le public revient. Les tendances sont bonnes." Certes, reconnaît-elle, "certaines salles n'ont pas encore retrouvé leur niveau de fréquentation d'avant Covid, mais les causes sont difficiles à définir". "Il est certain qu'il y a une plus grande volatilité, mais cela dépend surtout des spectacles", avance-t-elle. Néanmoins, en cette fin de saison, "la reprise est là et je sens un grand enthousiasme pour gérer cette reprise et relancer la nouvelle saison", constate Françoise Havelange. Pour preuve, "les abonnements (pour 2022-2023, NdlR) s'amorcent bien et les prévisions sont encourageantes, même s'il y a davantage de réservations de dernière minute".
Deux préoccupations financières "majeures" viennent toutefois assombrir ce tableau "positif". Primo, "l'inflation et l'indexation des salaires, en particulier pour les grands opérateurs qui ont beaucoup d'emplois". Deuzio, "les coûts liés à l'augmentation des prix de l'énergie et la hausse des frais due aux nouveaux équipements (ventilation des salles, NdlR)". Des inquiétudes dont la Feas attend qu'elles soient prises en considération par la Fédération Wallonie-Bruxelles.
MUSIQUE
La musique live a évidemment été fortement touchée, elle aussi. Le phénomène le plus marquant vient du public. Le No Show, soit les personnes qui ont payé un ticket mais ne se présentent pas au concert, s'élève "en temps normal" entre 5 et 10 % de l'assistance. Aujourd'hui, il atteint 20 % et parfois 30 % pour les concerts programmés au cours des deux dernières années et ayant été maintes fois reportés. Ce qui représente un manque à gagner important en termes de consommation, mais aussi de rayonnement pour les salles. "Fort heureusement, les nouvelles dates, elles, ne connaissent pas ce phénomène, le public répond présent", tempère le programmateur de l'Ancienne Belgique, Kurt Van Overbergh.
Du côté des artistes, on observe en revanche un "effet rattrapage". Les valeurs sûres ont augmenté leurs tarifs, l’inflation des cachets est très nette et touche particulièrement les festivals estivaux. Des événements comme Dour ou Couleur Café ont ainsi préféré ne pas se lancer dans une "course aux cachets" pour ne pas griller leurs ressources dans quelques noms au détriment du reste de l’affiche. D’autres, comme Werchter ou Tomorrowland, ont élargi leur programmation, ajouté des journées ou des week-ends. De nouveaux venus, enfin, font une apparition remarquée, comme Core, Atom ou Hear Hear (Pukkelpop), ce qui augmente considérablement la concurrence au sein du secteur. Le public, dont les bourses ne sont pas illimitées, devra plus que jamais faire des choix. Et il ne faudrait pas oublier les petites mains, ingénieurs, techniciens, fournisseurs et autres travailleurs de la musique, qui viendront, eux aussi, à manquer cet été.
MUSÉES
On pourrait penser que les musées sont les lieux culturels qui ont connu le moins de changements de comportement de leur public, en partie parce qu'ils ont reçu le feu vert, plus tôt que tous les autres, pour rouvrir leurs portes - 14 semaines après le premier confinement, et ils ne fermeront plus de façon définitive. Ils connaissent néanmoins un "effet Covid". Clément Lalot, responsable de Musées et Sociétés en Wallonie, rappelle les différences locales. "Il faut distinguer le phénomène à Bruxelles et en Wallonie, les musées bruxellois étant tout à fait dépendants du public étranger", qui revient à peine depuis ce printemps 2022.
Les musées wallons ne sont pas encore revenus aux chiffres de 2019, qui comptabilisaient 2,4 millions de visiteurs. Et 2020 avait évité le pire (1,14 million) quand 2021 aligne ses 1,641 million de visiteurs. "Il faut dire qu'il a fait particulièrement mauvais à l'été 2021", ce qui a rempli les musées, qui ont, malgré tout, souffert de l'interdiction des visites de groupes et des visites scolaires l'an passé. 2022 est en forme : les vacances de Carnaval et de Pâques ont fait carton plein, notamment pour certaines activités pédagogiques mesurables. Très manifestement, "le Covid a permis de ramener le public des familles au musée".
Chez Brussels Museum, l'organisation faîtière des musées de la Région de Bruxelles-Capitale, le directeur, Pieter Van der Gheynst, indique des chiffres meilleurs pour 2022 comparés à ceux de la même période l'an passé. Les touristes étrangers fréquentent de nouveau les institutions de la capitale… Même si 2021 n'avait pas manqué de voir des gens se présenter dans les musées, "qui avaient alors le monopole de l'offre culturelle". La villa Empain, qui abrite la Fondation Boghossian, atteint même son nombre de visiteurs record en 2021, soit 85 000, contre 67 000 en 2019. "Le public s'est aussi instantanément adapté à la billetterie en ligne, ce qui a permis de gérer les flux, et les jauges", indique-t-on à la Fondation. Chez Bozar, même satisfaction en 2021. Malgré le port du masque obligatoire, le CST, les blocs horaires de visites, l'expo Hockney comptabilise 165 000 visiteurs. En Flandre, le musée gallo-romain de Tongres souligne les résultats remarquables de son année précédente (95 000 visiteurs), malgré le fait que les écoles et les groupes aient été tenus à l'écart de l'institution.
Les conditions de visites revenues à la normale, les pratiques du musée ont changé. Le No show, observé dans les autres secteurs, est une nouveauté avec laquelle il faut composer. "On réserve en ligne - car les musées ont gardé par commodité ce mode de billetterie - mais on oublie dans sa boîte mail les billets qu'on a achetés", précise le directeur de Brussels Museum. Et lors du premier dimanche du mois, on s'inscrit, car c'est gratuit, mais on ne vient pas. Chez Bozar, on a donc stoppé la billetterie en ligne pour les expositions gratuites, afin de maintenir la spontanéité des visiteurs.
LITTÉRATURE
"2021 a été une très bonne année pour la librairie", commente Gaëlle Charon, déléguée générale du Syndicat des libraires indépendants. "Cette année signait aussi le retour des clients qui avaient été privés des autres activités culturelles. Elle a vu aussi l'arrivée d'une nouvelle génération - plus jeune - venant se fournir en mangas et BD. Même si cet engouement n'est en rien comparable avec celui observé en France, imputé au pass culture. On l'attribue plutôt chez nous à une augmentation du budget familial consacré à l'achat de livres. L'intérêt pour les animations qui circulent sur les plateformes de streaming a eu aussi une répercussion sur l'achat des mangas."
"Quand tout a rouvert, il y a eu, logiquement, une petite baisse d'achats en librairie", continue notre interlocutrice. "Depuis début 2022, on note une décrue, qui n'est pas encore inquiétante, parce qu'on en revient, en fait, à la situation de 2019. Il est difficile de se comparer à 2020-2021. On ne peut pas parler de catastrophe. Si on se réfère à 2021, certes la diminution des achats est conséquente, mais peut-on dire que cette année-là était normale ? On aurait plutôt tendance à regarder vers 2019, et là on se situe au même niveau. En creusant un peu, on réalise également que ce phénomène s'explique par une baisse générale du pouvoir d'achat, liée au contexte international."
Le Covid a fait naître des initiatives: "J’peux pas, j’ai cinéma" pour renouer avec le plaisir de la salle en groupe C’est l’une des mesures phares qui a redonné le sourire aux exploitants après le confinement. L’opération J’peux pas, j’ai cinéma, initiée par le Centre du cinéma et de l’audiovisuel, voulait encourager les spectateurs à retourner en salles. Quelque 15 000 places ont été vendues lors des trois semaines organisées en 2020. Du 9 juin au 3 août 2021, 17 500 places de cinéma à 1 € ont à nouveau été mises à disposition des cinéphiles dans les douze cinémas participants. Soit près de 5 400 séances de 47 films art et essai. Les films Yakari, Été 85 ou La Bonne Épouse ont suscité le plus d’intérêt. Pour chaque ticket vendu, la Fédération Wallonie-Bruxelles remboursait les cinémas au tarif habituel afin de les soutenir dans cette période difficile. L’opération reprendra début septembre pour six semaines. Et le nombre de salles sera encore augmenté avec 35 salles participantes. Aux salles de proximité s’ajoutent celles qui font partie de La Quadrature du cercle , le réseau des programmateurs cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’appel à projet sera lancé très prochainement. Dans l’intervalle, diverses initiatives vont permettre de vivre le cinéma de façon festive cet été. Midsommar, la nouvelle programmation estivale du Cinéma Galeries, permettra de découvrir la filmographie des pays nordiques (du 18/6 au 16/7). Quant à la 5e édition du Briff (du 23/6 au 2/7) elle s’ouvrira avec Coupez ! du réalisateur multi-récompensé Michel Hazanavicius. La réalisatrice et comédienne Fanny Ardant sera l’invitée de deux masterclasses les 28 et 29/6 en collaboration avec la Cinematek et Bozar. KT
"Il est temps d’en rire", le festival d’humour né pendant le Covid Printemps 2020 : la Belgique est confinée et paralysée par la pandémie de coronavirus, mais "cette mise à l’arrêt nous a permis à Dave Parcœur (humoriste, NdlR) et moi-même de rêver d’un autre rapport aux spectateurs et au spectacle, qui est lié à une expérience globale, c’est-à-dire assister en plein air à un spectacle d’humour où l’on mange et boit bien" , explique Thibaut Nève, comédien, auteur et metteur en scène. "Dans l’urgence" - "nous profitions de la fenêtre de tir du déconfinement" -, leur rêve se concrétise avec la création, en juillet 2020, du premier festival d’humour "I l est temps d’en rire " aux abords du Lac de Genval. "La chance qu’on a eue, c’est que comme tous les secteurs avaient été fermés, tous les secteurs avaient besoin de se réinventer, reprend Thibaut Nève. Cela nous a permis d’aller chercher plus vite de nouveaux partenaires financiers, qui, avant le Covid, ne venaient pas traditionnellement vers le spectacle vivant. C’est un circuit court, vertueux, que nous parvenons à pérenniser. Ainsi, pour cette 3e édition cet été (du 2 juillet au 4 septembre, NdlR) , des partenaires privés que nous avons sollicités en 2020 seront de nouveau présents." Le coproducteur est catégorique : "Avant le Covid, on n’aurait pas pu imaginer un tel festival sans l’anticiper deux, trois ans à l’avance. Ici, le changement du modèle de subventions nous offre du rebond et, maintenant, une capacité à pérenniser le festival, avec, toujours, les fondamentaux de solidarité des têtes d’affiche (Alex Vizorek, Guillermo Guiz, Fanny Ruwet…, NdlR) qui continuent à pratiquer des prix concurrentiels et, partant, permettent de financer des artistes plus jeunes." St. Bo.
Des événements pour tous budgets Participer à un festival coûte un bras… Un très gros bras. Hors nuitées et consommations, un festivalier déboursera 260 euros pour assister aux trois jours de Tomorrowland, 236 euros pour les quatre jours de Rock Werchter. Dans certains cas, les passes "combi" sont terriblement plus avantageux, comme à Dour où un visiteur d’un jour s’acquittera de 88 euros, alors qu’un ticket à 195 euros donne accès à cinq journées et soirées complètes. "Le prix des billets n’a pas augmenté par rapport à l’édition initialement annoncée en 2020, insistent les organisateurs. C’est un vrai geste pour le public, les fidèles du festival." D’autres organisations ont fait le choix de miser totalement sur l’accessibilité. Subsidié, le OLT Rivierenhof d’Anvers propose de faire découvrir, tout au long de l’été, des artistes de classe mondiale comme Sharon Van Etten, Cat Power ou Ty Segall pour un prix évoluant entre 25 € et 35 € la soirée. Vous ne paierez rien du tout pour les concerts des futures stars locales comme Meskerem Mees, Dez Mona ou Tash Sultana. Tout aussi gratuite, la Fête de la musique de la Fédération Wallonie-Bruxelles proposera, quant à elle, des dizaines de concerts dans le centre et le sud du pays du 17 au 21 juin, dont L’Or du Commun, Yseult, Kokoko !, Aka Moon, Peet, Commander Spoon et bien d’autres. Reste, in fine, les festivités accessibles. Un billet d’une journée pour Couleur Café coûte 48 euros, LaSemo demande 46 euros, et le Micro Festival Liégeois se vit pour 30 euros. Le choix est vaste, et bien des festivités restent accessibles à des bourses moins garnies. V. Dau.