Gustav Klimt, Bernard Arnault, la bourde invraisemblable et la panique internationale
Deux œuvres similaires du maître viennois, spoliées durant la Seconde Guerre mondiale, ont été confondues en 2001, entraînant des rebondissements en cascade. Enquête sur une histoire aussi tortueuse que pathétique dans laquelle se cache notamment un pacte désespéré conclu par une jeune femme juive avec un nazi.
Publié le 03-04-2023 à 22h33 - Mis à jour le 03-04-2023 à 22h39
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Dans le luxueux salon des Maréchaux du ministère de la Culture, Roselyne Bachelot est seule face à un chef-d’œuvre de la Sécession viennoise. Emue, elle contemple ce paysage néo-impressionniste dans lequel fleurs, feuilles et pommes se dissolvent en une mousse voluptueuse. Voilà que Rosiers sous les arbres, le seul Klimt jamais possédé par la France et exposé pendant quarante ans au musée d’Orsay va rejoindre ses justes propriétaires : les héritiers d’Eléonore dite «Nora» Stiasny, issue d’une famille de collectionneurs juifs autrichiens, et spoliée durant la Seconde Guerre mondiale.
Alors ce 23 mars 2022, jour notable dans l’histoire des restitutions et «moment particulier de [s]a vie politique», la ministre a tenu à faire des adieux en aparté. Mais tandis que la toile soigneusement emballée disparaît dans un camion pour une destination inconnue, tandis que les autorités françaises et autrichiennes se congratulent pour leur «excellente coopération», un homme, seul chez lui en Allemagne, n’en perd pas une miette. Il fulmine : «Ça ne s’arrêtera jamais cette spoliation.» Comment peut-il se remettre que sa famille à lui soit décidément «la grande oubliée de l’histoire» ?

Ralf Jacobs, 46 ans, est le descendant d’importants collectionneurs viennois, August et Serena Lederer, qui, comme les Stiasny, ont été des mécènes de Klimt au début du XXe siècle. Toujours comme les Stiasny, ils possédaient un joli tableau du maître, un paysage tout de fleurs, de feuilles et de pommes, spolié durant la guerre… Et c’est là que survient l’une des plus invraisemblables bourdes de l’histoire muséale : en 2001, le paysage des Lederer fut confondu avec Rosiers sous les arbres et rendu par erreur à une autre famille… les ayants droit de Nora Stiasny. Lesquels reçurent donc, en vingt ans, deux Klimt – dont la cote s’est envolée sur le marché de l’art – tandis que les Lederer, dépités, réclament toujours le leur, en vain. Jusqu’à aujourd’hui. Selon des informations de Libération, la restitution par la France en 2022 de Rosiers sous les arbres a ouvert des négociations confidentielles autour de son faux jumeau, Pommier II.

Toujours en cours, elles se prolongent depuis l’automne entre les 20 ayants droit de la famille Lederer et un protagoniste inattendu de l’histoire : l’industriel français Bernard Arnault, première fortune mondiale et président-directeur général du groupe de luxe LVMH, devenu le personnage central et involontaire d’une rocambolesque chasse aux tableaux. Aujourd’hui, Pommier II lui appartient, il n’envisagerait pas de s’en séparer. Mais les ayants droit Lederer – qui vivent aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Autriche – ont enfin réussi à convaincre le milliardaire, longtemps sourd à leurs demandes, de négocier un accord financier. C’est qu’entre-temps, une pièce inédite, narrant une histoire aussi tortueuse que pathétique, s’est ajoutée au dossier. Révélée par Libération, cette expertise d’une historienne de l’art montre que derrière Pommier II se cache un pacte désespéré conclu par une jeune femme juive avec un nazi pour tenter de sauver sa vie. Pour la première fois, Libération retrace la saga de ces chefs-d’œuvre siamois aux destins entremêlés, qui ont donné des sueurs froides aux chercheurs de provenance de deux pays et provoqué un casse-tête juridique et politique.
Chapitre I
Des experts autrichiens s’égarent entre les pommiers
Tout commence par une demande de restitution qui tombe à point nommé. Nous sommes à la fin des années 90, quand les ayants droit de Nora Stiasny réclament à l’Autriche un tableau de Klimt spolié durant la Seconde Guerre mondiale. En 1938, quatre ans avant d’être déportée et exécutée dans le camp d’extermination de Belzec (Pologne) avec sa mère, son mari et son fils, la jeune femme a en effet été contrainte de céder une toile, répertoriée comme Pommier dans ses archives, à vil prix, moins d’un dixième de sa valeur. Où se trouve-t-elle désormais ? Les autorités ne peuvent rester sourdes à la requête, le contexte est hautement sensible. Le scandale du Portrait de Wally d’Egon Schiele, spolié à une famille juive et saisi à New York, a provoqué une vive polémique dans le pays et donné lieu, en 1998, à une loi pionnière permettant l’ouverture d’archives et la naissance d’une nouvelle discipline, la recherche de provenance. Le Pommier disparu fait donc figure de candidat idéal aux yeux du gouvernement pour montrer sa bonne volonté.
Les experts se penchent aussitôt sur l’itinéraire de l’héritière Stiasny, nièce d’un couple de célèbres collectionneurs qui accueillait de nombreux artistes de la Sécession viennoise dans son sanatorium au début du XXe siècle. Ils tentent de remonter le fil de l’histoire et pistent le paysage. Finalement, ils estiment que le tableau est passé entre les mains de Gustav Ucicky, cinéaste autrichien nazi et fils illégitime de Klimt, qui l’aurait ensuite légué, à sa mort, au musée du Belvédère de Vienne, où il se trouve toujours. Pommier serait donc ce tableau intitulé Pommier II suspendu dans le musée, indiquent-ils. Le 10 octobre 2000, le conseil consultatif sur la restitution des œuvres recommande qu’il soit décroché pour être rendu aux ayants droit. Ce qui arrivera un an plus tard lors d’une cérémonie en grande pompe.

Pourtant, à l’époque, une voix dissidente a bien tenté de prévenir : attention, il pourrait exister «une autre version du Pommier de Gustav Klimt», soit deux tableaux jumeaux. Pressentant une confusion, Monika Mayer, chercheuse de provenance au Belvédère, a incité son directeur, Gerbert Frodl, à la prudence, rappelant que, pendant des années, c’est aux Lederer et non aux Stiasny que le catalogue raisonné de Klimt rattachait Pommier II. Alors, Stiasny ou Lederer ? Il faut dire que Klimt et ses mécènes n’ont pas aidé à résoudre l’énigme. L’artiste a en effet peint plusieurs paysages d’arbres fruitiers apparaissant sous des titres différents au fil du temps. Le tableau mentionné dans la collection de Nora Stiasny a été successivement baptisé Rosiers sous les arbres, Pommier I, Roses sous le pommier bénédictin, Roses sous le pommier béni puis Pommier… Quant aux Lederer, ils possédaient un Paysage pommier et un Pommier doré probablement détruit par les nazis.
Pourquoi les réticences de Monika Meyer ont-elles été aussi vite balayées ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas diligenté des recherches supplémentaires ? Contacté par Libération, Thomas Trenkler, journaliste qui a longuement suivi l’affaire pour le Standard puis pour Kurier, analyse ainsi l’empressement malheureux de l’Autriche : «La ministre de la Culture, Elisabeth Gehrer, était sous pression, notamment de la part de la communauté juive et du New York Times. Au ministère, on a craint une mauvaise presse s’ils revenaient sur la décision du comité consultatif. Ce qui comptait, c’était que Pommier II soit restitué à une famille juive, donc à des victimes du nazisme.»
Preuve d’un doute persistant, cette restitution a tout de même été assortie d’une curieuse «déclaration de responsabilité». Un document signé en coulisse par Me Albert Noll, avocat des héritiers Stiasny – qui malgré de multiples sollicitations n’a pas souhaité répondre à Libération –, engageant ses clients à rendre ce Pommier II «offert par la galerie du Belvédère s’il s’avérait que le tableau n’était en fait pas identique à celui que possédait à l’époque Mme Eléonore Stiasny». Une façon pour l’Etat de se couvrir en cas de pépins. Qui n’ont pas manqué d’arriver : quatorze ans plus tard, en 2015, un certain Ralf Jacobs écrit au Comité de recherche de provenance, l’instance chargée d’étudier les requêtes des familles spoliées. Il aimerait bien savoir où se trouve son tableau…
Chapitre II
Un héritier tenace pointe le bout de son nez
«Pommier II sera ma dernière bataille !» clame aujourd’hui, mi-théâtral mi-épuisé, l’unique héritier de la famille Lederer acceptant de s’exprimer publiquement. Et de narrer l’«incroyable et étrange» histoire de ses ancêtres August et Serena Lederer, de fervents amateurs d’art qui ont amassé leur fortune, au début du XXe siècle, dans les industries de la distillerie et de l’amidon jusqu’à devenir les plus importants collectionneurs de Klimt. Durant la Seconde Guerre mondiale, la Gestapo a pillé nombre de leurs chefs-d’œuvre puis les a transférés dans le château d’Immendorf, dans le sud de l’Autriche. Le 8 mai 1945, jour de la capitulation du IIIe Reich, elle y a mis le feu, réduisant en cendres treize Klimt et des centaines de dessins de Schiele. Depuis des années, Ralf Jacobs a abandonné ses activités de documentariste pour se «consacrer pleinement à son combat» : traquer tous azimuts l’héritage disséminé de ses aïeux, multipliant procès et actions en justice. Il a ainsi tenté de récupérer la célèbre Frise Beethoven de Klimt, conservée au palais de la Sécession de Vienne. Sans succès.

En quelques années, l’héritier a vu la cote du maître s’envoler. L’aura romantique de l’artiste a fait de lui un mythe, un des premiers dont les œuvres, rares en salles de vente et très demandées, approchent désormais la barre des 100 millions d’euros, nous renseigne Antoine Lebouteiller, de la maison de vente Christie’s. Ralf Jacobs, devenu familier des catalogues raisonnés et des ventes aux enchères, qui suit l’actualité de l’art avec ferveur et se plonge dans les législations des différents pays concernant les spoliations, soupire : «J’ai essayé de contacter la famille Stiasny pour leur dire qu’ils avaient le mauvais tableau.» En vain. En 2015, dans sa lettre envoyée au Comité de recherche de provenance, il réclame donc officiellement Pommier II, «son» tableau, qui, il en est persuadé, lui est passé sous le nez en 2001. Et il insiste pour obtenir une réponse des autorités.
Chapitre III
Une chercheuse de provenance reprend du service
Branle-bas de combat en Autriche : il faut dépoussiérer les archives, pister à nouveau les protagonistes, remonter les fils de l’histoire. A nouveau missionnée pour ce voyage dans le temps : l’opiniâtre chercheuse de provenance du Belvédère Monika Mayer, la même dont les réticences avaient été balayées des années plus tôt. Cette fois, l’historienne et ses collègues vont enfin trouver la preuve confirmant les soupçons d’antan. Nora Stiasny fut bien spoliée d’un Pommier de Klimt. Mais le sien n’était pas cette petite œuvre de 80x80 cm, que certains nomment «esquisse», décrochée dans la précipitation du musée viennois. Il s’agissait d’une toile plus grande, de 110x110 cm, qui suscita en effet la convoitise du fils illégitime de Klimt, Gustav Ucicky, mais qui fut finalement arrachée par une autre figure nazie, un ancien amant de Nora, une histoire de trahison tragique. Où donc, alors, a atterri le véritable tableau des Stiasny ? Brûlé ? Perdu à jamais ? Pas du tout, des milliers de visiteurs peuvent le contempler chaque jour, découvre Monika Mayer. Dire que pendant tout ce temps, il s’appelait en fait Rosiers sous les arbres – en l’occurrence, des pommiers – et patientait à Paris, incognito, sur les murs du musée d’Orsay…
La panique devient internationale. Le 12 juillet 2017, le conseil consultatif sur la restitution des œuvres d’art fait son mea culpa concernant l’erreur de 2001. Et le ministre autrichien de la Culture reconnaît du bout des lèvres un «processus embarrassant». Il faut maintenant contacter la France, lui annoncer qu’elle va devoir se séparer du seul Klimt qu’elle possède, et rassurer les autorités : non, au moment de l’acquisition de Rosiers sous les arbres en 1980, Orsay ne pouvait pas retracer sa provenance. C’est qu’une archive clé manquait, sciemment dissimulée par le spoliateur et retrouvée depuis par la pisteuse Monika Mayer dans les tiroirs d’une galerie suisse, révèle sa note de synthèse. Plus épineux, il faut aussi rappeler les Stiasny à leurs obligations… Vous vous souvenez ? La «déclaration de responsabilité»? Rendre le premier tableau, Pommier II, celui du Belvédère, si une erreur était avérée? Compliqué, répondent les ayants droits... Il n’est plus en Autriche.
Chapitre IV
Bernard Arnault entre en scène
Trop nombreux et ne pouvant la conserver dans des conditions satisfaisantes, les héritiers Stiasny ont revendu la toile du Belvédère après l’avoir récupérée en 2001. Le nouveau propriétaire ? Bernard Arnault. Homme le plus riche du monde en 2022, selon le classement Forbes, avec une fortune estimée à 208 milliards d’euros, le patron de la firme de luxe LVMH est un grand collectionneur, dont la fondation consacrée à l’art moderne et contemporain domine le bois de Boulogne à Paris. A l’époque, il aurait déboursé environ 16,5 millions d’euros, selon The Art Newspaper pour acheter Pommier II. Ou plutôt 7 millions d’euros, à en croire Der Standard. De cette vente secrète, on saura seulement qu’elle s’est jouée par l’intermédiaire de la galeriste Daniella Luxembourg. «Quelque part, il n’y avait pas meilleur moment pour acquérir ce Klimt, la provenance venait d’être cleanée par l’Etat autrichien», commente une source proche du dossier.

Pendant des années, le Pommier II d’Arnault apparaîtra publiquement ici ou là. Des visiteurs ont pu l’admirer en 2011 lors de l’exposition «Inspiration Dior» au musée Pouchkine, à Moscou. Sur une photo, on voit le joli nuage de pommes sur fond vert dans son cadre doré, accroché derrière deux robes haute couture. La peinture, prêtée par la Fondation Louis-Vuitton, voyage aussi, en juin 2018, jusqu’au musée Leopold de Vienne pour un événement anniversaire de Klimt. Mais cette fois, elle ne reste que quelques heures, avant d’être décrochée en catastrophe, «faisant l’objet d’un différend entre plusieurs personnes et institutions qui n’a pas encore été résolu», selon un communiqué du musée. Un euphémisme pour désigner le pataquès international provoqué par la lettre de Ralf Jacobs en 2015 et sa détermination à revoir son tableau.
Depuis, Pommier II semble s’être volatilisé. Et son propriétaire s’est montré plus que discret. «Bernard Arnault a été informé en 2022 par le cabinet du ministère que la restitution de Rosiers sous les arbres pourrait avoir des conséquences pour lui…» glisse une source côté français. Pendant des mois cependant, le milliardaire est resté sourd aux sollicitations des différentes parties, qu’il s’agisse des héritiers de Nora Stiasny qui lui ont écrit des courriers, des représentants de la République d’Autriche qui sont venus jusqu’à Paris ou de l’escouade d’avocats internationaux déployée par les Lederer. «On dirait que tout le monde a peur de lui parce que c’est l’un des plus riches du monde», s’agaçait alors Ralf Jacobs. Et d’ajouter : «Aujourd’hui, je ne sais toujours pas où est Pommier II ni qui en est le véritable propriétaire, Bernard Arnault ou la Fondation ?» Contactée par Libération, la Fondation Louis-Vuitton n’a pas donné suite, refusant d’indiquer si le tableau fait toujours partie de sa collection.
Chapitre V
«Mme Restitution» se penche sur le dossier
Avec les autres héritiers de la famille, l’ancien documentariste a alors sollicité une avocate française, une spécialiste du marché de l’art, à la réputation d’intrépide. Celle que le petit milieu surnomme «Mme Restitution». Me Corinne Hershkovitch – qui n’a pas souhaité s’exprimer – a déjà à son actif une vingtaine de dossiers de spoliation depuis 1995. Des affaires toujours délicates, minées par les lenteurs administratives ou qui donnent lieu à de longues batailles juridiques tant il est compliqué d’exhumer des pièces, souvent cachées ou détruites, pour certifier de la provenance d’une œuvre. L’enjeu de la preuve est particulièrement redoutable. La position actuelle de l’Autriche l’illustre bien. Voici d’ailleurs un autre caillou parmi les nombreux posés sur le chemin de Ralf Jacobs : depuis la médiatisation de l’erreur originelle, les autorités font preuve d’une prudence à l’égard de Pommier II qu’elles n’avaient malheureusement pas eue en 2001. Il n’y a pas assez de «preuves» pour attribuer le tableau aux ayants droit des Lederer, concluait un rapport de 2018. Aujourd’hui encore, la position demeure inflexible : «Il n’y a pas de preuve suffisante pour attester qu’il y a eu confiscation du tableau à la suite de la persécution nazie», nous explique-t-on en interne, au ministère autrichien de la Culture.

De quoi scandaliser plusieurs acteurs proches du dossier, à l’instar du journaliste d’investigation Thomas Trenkler, qui lançait dans les colonnes de Kurier : «Les preuves existent !» De quoi également faire enrager Ralf Jacobs, convaincu d’être l’éternel «mouton noir» du gouvernement. Pourtant, concernant Pommier II, il existe aujourd’hui un solide faisceau d’indices. En tout cas, des éléments suffisamment probants pour avoir convaincu Bernard Arnault de s’asseoir à une table de négociations. «Pour moi, le principal problème aujourd’hui est l’Autriche. Dans cette histoire, Arnault est finalement le premier à reconnaître que ce tableau a été spolié durant le nazisme. Ce n’est pas tant l’argent qui m’importe qu’une solution juste», déclare Ralf Jacobs. Le milliardaire envisagerait d’indemniser les héritiers Lederer afin de conserver la toile à laquelle il est attaché. Reste une question : le montant. Contactés par Libération, les avocats n’ont pas donné suite. Chez Christie’s, Antoine Lebouteiller rappelle que «si Rosiers sous les arbres, très abouti, répond au plus pur style de Klimt, grand maître du “motif”, Pommier II est plus esquissé et ses couleurs plus orageuses sont moins commerciales.» Sa valeur marchande serait donc inférieure. «Il serait peut-être estimé entre 35 et 40 millions de dollars aujourd’hui. Même si, encore une fois, il y a tellement peu d’œuvres de Klimt disponibles sur le marché qu’elles peuvent supporter bien des prix.»
Selon Libération, une pièce inédite a sans doute contribué à changer la donne du côté de Bernard Arnault. «Il ressort incontestablement des documents disponibles que le tableau de Gustav Klimt, Pommier II, provient de la collection Lederer», est-il écrit. Finalisée le 23 mars, cette expertise de 50 pages, signée Sophie Lillie, historienne de l’art autrichienne et spécialiste des spoliations, apporte le chaînon manquant qui permet de retracer pour la première fois la trajectoire complète de Pommier II. Après six ans de collecte d’archives et de documents non publiés par la famille Lederer, en s’appuyant aussi sur les recherches de Monika Mayer et Tobias Natter, elle raconte que les Lederer ont hérité du tableau lors de la succession de Klimt. «Il a été en possession de la famille Lederer au plus tard à partir de 1921 et au moins jusqu’en 1938, sans interruption», note-t-elle. Avant de narrer l’alliance dangereuse et désespérée qu’Elisabeth Bachofen-Echt, la fille d’August et Serena Lederer, a passée pendant la guerre avec le fameux Gustav Ucicky, ce fils illégitime de Klimt et cinéaste nazi.
L’histoire de Pommier II devient alors celle d’un pacte tragique au cours duquel le petit paysage fut secrètement troqué par l’héritière, «qui a subi la persécution nazie dans toute son ampleur», contre l’espoir de pouvoir falsifier son identité et par là même sauver sa propre vie. Finalement, Sophie Lillie indique, en guise d’actuel propriétaire du tableau : «Bernard Arnault, Paris, acquis personnellement ou par l’intermédiaire d’une entité juridique, vers 2002-2003.»
Chapitre VI
Mais reverra-t-on un jour «Pommier II» ?
A qui doit-il revenir ? Les héritiers Lederer accepteront-ils in fine la compensation financière ? Et comment sortir tous ces protagonistes du bourbier ? En restituant Rosiers sous les arbres d’Orsay, la France a en tout cas choisi de faire cavalier seul… Aujourd’hui, un proche du dossier s’insurge, outré que les Etats autrichiens et français n’aient «pas été fichus» de réunir préalablement tous les protagonistes autour d’une table pour «sortir de la situation par le haut» : «En 2023, c’est impardonnable de n’avoir pas trouvé de solutions pour que les deux tableaux retournent dans les collections publiques, a minima pour que Bernard Arnault s’engage à exposer le sien, tout en dédommageant les familles. Et après, la France se gargarise de sa grandeur d’âme…» Une autre source, au ministère, s’étonne, elle aussi, que la restitution de Rosiers sous les arbres n’ait pas été conditionnée au règlement de «l’affaire Pommier II» : «On se demandait si au Parlement quelqu’un dirait : “Mais enfin, les Stiasny ont deux Klimt.” Mais la question n’a pas été posée.»
A l’automne, la ministre de la Culture de l’époque, Roselyne Bachelot, s’exclamait : «Je n’avais pas de comptes à demander à Bernard Arnault, je n’étais pas mandatée pour être un [intermédiaire] ! La France n’est comptable que des biens spoliés dans le pays.» Mais le pays est aussi signataire des principes dits de Washington qui invitent à trouver des solutions «justes et équitables» entre héritiers de familles spoliées et propriétaires privés… Rien n’y a fait : de son côté, le Conseil d’Etat a renvoyé la balle aux Stiasny, rappelant dans son étude d’impact la fameuse «déclaration de responsabilité» signée en 2001 : Pommier II «ayant été vendu, il appartient aux ayants droit de définir les modalités adaptées avec l’Etat autrichien pour respecter l’engagement ainsi pris».
Les Stiasny ont bien tenté de régler leur inextricable situation, celle d’avoir reçu deux tableaux valant des millions, au lieu d’un seul. Ils ont imaginé vendre Rosier sous les arbres pour racheter Pommier II à Bernard Arnault et le rendre ensuite à l’Autriche. Une façon de rattraper l’erreur de 2001. Mais sans réponse du milliardaire, ils ont finalement remboursé, en février, 10,5 millions d’euros à l’Autriche afin de s’acquitter de leur dette, somme négociée en «prenant pour point de départ la valeur de Pommier II en 2001», précise une source locale. Aux yeux de la secrétaire d’Etat autrichienne à l’art et à la culture, Andrea Mayer, il s’agirait là de l’épilogue d’une histoire «longue et compliquée», «même si cela fait mal qu’il n’y ait aucun moyen de ramener Pommier II en Autriche». Finalement, à l’heure où Rosiers sous les arbres a certainement été vendu, nul ne sait si l’on reverra un jour ce chef-d’œuvre qui, comme son jumeau, a quitté les murs d’un musée public pour disparaître dans les recoins cachés d’une collection privée. Quant à Pommier II, peut-être refera-t-il surface à l’issue des négociations avec l’industriel ou deviendra-t-il l’enjeu d’une autre bataille, sur le terrain judiciaire, si jamais les parties ne s’entendaient pas. En attendant, le petit paysage de fleurs, feuilles et mousse reste invisible. Et au téléphone, la voix de Ralf Jacobs se serre soudain : «Si l’on trouve un accord, j’espère tellement venir à Paris pour voir Pommier II. Ce serait la première fois.»