Quand Donnellan dégoupille Racine

Traduire une oeuvre, c'est la recréer. Il y a plus de vingt ans, le metteur en scène anglo-irlandais Declan Donnellan montait dans la langue de Shakespeare "Le Cid" de Corneille et "Andromaque" de Racine. Il magnifie et naturalise "Andromaque". C'est comme une oeuvre nouvelle, inédite, inouïe, et une vraie leçon de théâtre.

philip tirard
Quand Donnellan dégoupille Racine
©D.R.

entretien

Traduire une oeuvre, c'est la recréer. Il y a plus de vingt ans, le metteur en scène anglo-irlandais Declan Donnellan montait dans la langue de Shakespeare "Le Cid" de Corneille et "Andromaque" de Racine. Ces oeuvres n'avaient jamais été données en anglais, précisément à cause des problèmes de traduction quasi insurmontables que pose l'alexandrin classique français. C'est dire qu'il connaît les deux oeuvres "de l'intérieur".

Pour célébrer les dix ans de la structure "Théâtre de Namur", son directeur Patrick Colpé a invité ce nouveau spectacle de Declan Donnellan, dont il a montré plusieurs autres productions dans la décennie écoulée. Attaché à la Belgique - il travailla à Bruxelles dans un cabinet de juristes -, le fondateur de la Compagnie Cheek By Jowl nous parle de la pièce, de Racine, de sa conception du théâtre.

D'où vient votre familiarité avec le théâtre classique français ?

Je l'ai découvert dans le texte pendant mes études secondaires, grâce à un professeur de français hors du commun. J'ai compris intuitivement, très vite, qu'il y avait un rapport étroit entre la forme et le chaos. La rigidité de l'alexandrin recèle, chez Racine, notamment, un déchaînement des passions, des plus sublimes aux plus basses. En fait, la beauté et la laideur, l'harmonie et le chaos, sont les deux aspects d'une même réalité : la vie. Il n'y a pas de nuit sans jour, pas de vie sans mort. On ne peut pas écrire une oeuvre qui ne soit que ténèbres.

Comment concilier la rigueur de la forme avec une direction d'acteurs moderne ?

D'un point de vue théâtral, cette tension entre l'ordre extrêmement codifié de l'alexandrin et le désordre chaotique des passions génère une forte énergie qui peut nourrir le jeu de l'acteur. En art, les contraintes nous libèrent car elles nous obligent à voir nos limites. L'intérêt de la règle, c'est la possibilité de la transgression... Racine a vécu dans un univers corseté par le jansénisme et j'ose dire que c'est ce qui l'a acculé au génie.

D'où vient que vous intéressiez principalement au répertoire "classique" ?

Ce qui fait d'une oeuvre un "classique", c'est qu'elle parle de nous, et non des autres. Au centre d'"Andromaque", il y a les relations parents-enfants, particulièrement d'actualité en ces temps de familles recomposées. Tous les protagonistes de cette tragédie sont des rejetons des héros de la guerre de Troie. Ces survivants ne connaîtront pas la grandeur du destin de la génération précédente. Et quand on ne donne pas l'occasion à l'être humain de se montrer sublime, il devient généralement sordide ou abject.

Comment faites-vous parler l'humour dans ces oeuvres ?

Je ne cherche pas les "moments drôles" ou le "comique caché" dans les tragédies, mais je vois que certaines choses peuvent prendre une dimension ironique ou drolatique. Cela ne dépend pas seulement de la mise en scène : d'une représentation à l'autre, les rires peuvent fuser à des endroits différents, selon l'humeur des acteurs et celle des spectateurs. Au coeur du tragique, il y a un rire et inversement, chez Feydeau, par exemple, il y a du tragique au comble du divertissement : c'est d'ailleurs précisément ce qui provoque l'hilarité. Nous rions de ce qui nous fait peur, de ce qui nous horrifie. N'est-on pas parfois pris de fou-rire à un enterrement ? Cela ne signifie pas que l'on n'éprouve pas de chagrin, cela veut seulement dire que l'intensité de l'émotion se libère sous une forme inattendue. Car le rire est une émotion forte.

Quelles différences voyez-vous entre Corneille et Racine ?

Racine me paraît plus "économe", plus avare de mots, que Corneille. Racine me semble plus féroce, aussi : la souffrance sous-jacente est plus grande. Le coeur est chez lui un endroit dangereux. Racine a une aptitude particulière à faire surgir le refoulé et cela peut toucher chacun d'entre nous.

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