Lisbeth Gruwez: "Boule de feu, projectile"
L’ex-interprète de Jan Fabre avec un formidable solo.
Publié le 22-11-2013 à 05h45 - Mis à jour le 26-11-2013 à 10h36
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Rappelez-vous, il y a près de 9 ans, Jan Fabre lui offrait un formidable et sensuel solo, qu’elle joua 150 fois et devenu une icône de la danse et de l’art contemporain (la vidéo fut exposée à Beaubourg) : "Quando l’uomo principale è una donna", hommage à Yves Klein.
Lisbeth Gruwez, pantalon et veste, s’avançait lentement pour placer sur des fils une quinzaine de bouteilles d’huile d’olive qui se videront au goutte-à-goutte jusqu’à former une mer d’huile sur toute la scène. Joyeuse, espiègle, elle chantonnait la rengaine bien connue "Volare", dansait entre les flaques d’huile, se déshabillait petit à petit. Bientôt entièrement nue. Mais jamais elle n’était vulgaire et encore moins obscène. Elle était comme enduite d’un manteau d’huile quand elle s’y roulait furieusement, dans une bacchanale méditerranéenne. En une heure, la tension progressivement montait. Lisbeth Gruwez, les yeux et les cheveux pleins d’huile, prenant tous les risques, était bien cette "guerrière de la beauté" que souhaite Jan Fabre.
On la retrouve aujourd’hui avec le musicien Maarten Van Cauwenberghe (ils ont fondé la compagnie "Voetvolk" qui veut dire "infanterie") et elle propose un formidable solo au KVS, "It’s Going to Get Worse and Worse and Worse, my Friend", acclamé partout, de Paris à Singapour, et à ne pas rater (encore deux soirs au KVS). Habillée par Véronique Branquinho comme un prédicateur américain, elle arrive dans un carré de lumière, mystérieuse, androgyne, ressemblant étrangement à Simone de Beauvoir, avec un visage et un regard fascinants. Peu à peu, dans un crescendo, elle bouge sur une musique faite de bouts de phrases captés sur un sermon de télévangéliste américain. Après avoir dansé sur les mots, ceux-ci la possèdent furieusement et elle devient une sorte de torero ou le Chaplin du "Dictateur". Les mots peuvent être dangereux. La fin est faite d’impressionnants tremblements pour que le corps se délivre des mots et elle termine par des sauts répétés vers le ciel et l’espoir. Un spectacle magnétique, plein d’émotion et de beauté, grâce à une danseuse exceptionnelle.
Rencontre
Rencontrer Lisbeth Gruwez (née en 1977 à Courtrai) c’est croiser un formidable magnétisme, "un projectile ", disait Fabre, "une boule de feu", disait l’Académie.
"Je joue ce solo pour la 101e fois. On continue jusqu’en janvier et puis ce sera une pause. ce succès (on me le demande sans cesse) est dû, je crois, à ce que je touche les gens d’une autre manière. La danse est déjà une forme de communication très profonde mais sans mots, où on vient chuchoter à l’oreille. Ici, je danse en plus, en évoquant la gestuelle des prédicateurs et politiciens qui sont devenus des ‘entertainers’, des acteurs. Les politiciens suivent même des cours pour mieux cacher des mensonges. Et ce sont les danseurs qui deviennent des politiciens."
"Nous avons créé ‘Voetvolk’ en 2006, cela veut dire ‘chair à canon’, car nous voulons jeter nos corps dans la bataille sans artifices techniques. C’est vrai que c’est proche des ‘guerriers de la beauté’ dont Fabre parle en évoquant ses danseurs, mais mes spectacles sont très différents de ceux de Jan. "
Elle a déjà créé cinq solos pour elle, y compris un sur les collines de Sienne, où elle surgissait de la terre et dialoguait avec les pierres du sculpteur Jean-Paul Philippe avec qui elle prépare une nouvelle performance près de Prato dans les carrières de marbre.
En janvier, elle s’attaquera à son nouveau spectacle où elle sera en scène avec deux danseurs qu’elle a rencontrés dans ses tournées. Elle travaille, en accueil, dans le grand studio de Fabre à Borgerhout (elle habite tout près). "Jan me prête le lieu et vient me soutenir."
"Ce spectacle sera centré sur l’extase du fou rire, comment on peut devenir fou de rire, comment le rire peut devenir contagieux, comment il peut être une arme qui désarme ou au contraire, une arme qui exclut. " La première en juin sera aux rencontres chorégraphiques de Seine St Denis.
Lisbeth Gruwez n’est pas "devenue" danseuse dit-elle, "on ne devient pas quelqu’un, on est quelqu’un. Dès 5 ans, je savais que ce serait ma vie. Ça m’a tant plu que je n’ai jamais arrêté. Je n’ai pas fait d’équitation ou d’autres occupations de fille. Tout était pour la danse. A 12 ans, je suivais 12 h de cours par semaine, ma mère me conduisait de 7 à 8 h, le matin avant l’école. On a alors choisi de m’envoyer à l’Académie où ils m’ont qualifiée de ‘boule de feu’ à qui il manquait de la technique. J’y ai appris la danse classique (dur, dur, mais utile) et je suis passée un an à Parts, avant que mon père me retire car c’était trop cher."
Elle dansa pour Vandekeybus, Larbi Cherkaoui (120 fois "Foi"), mais ce fut Fabre, qui la révéla. "J’ai dansé ‘Je suis sang’ dans la Cour d’honneur à Avignon. A la fin on était nus et un spectateur criait : ‘Je suis sang, oui, sans vêtements.’ J’ai dansé avec une motte de beurre fondant dans ma bouche. Heureusement que je n’avais alors pas de petit ami car je devais sentir très mauvais. Avec la générosité de Jan, on dépasse ses limites, mais toujours avec un but. Il disait de moi : ‘Tu es un projectile mais tu dois être dirigée.’ On a repris contact quand il voulut rendre hommage à Yves Klein et son s aut dans le vide. Il m’avait demandé de choisir trois matières. J’avais pris la Nivea, un pot de miel et j’ai ajouté l’huile car je préparais un wok. Il a choisi l’huile (la peinture). Et ce fut ce solo, conspué au départ dans ‘De Morgen’. La nudité n’est pas un problème mais l’huile tenace dans les cheveux, dans les yeux. Mais avec l’huile, on a la peau douce et on bronze à toute allure."
Ven et sam., voir www.kvs.be