Théâtre: aux marges de la fiction, l'écume du réel

Inspiration documentaire, nourriture authentique, recherche historique, enquête de terrain, insertion dans le tissu social... Le théâtre épouse le vrai, le sculpte, le digère, en renouvelant ses formes.

Marie Baudet
Théâtre: aux marges de la fiction, l'écume du réel
©Alain Janssens

Du réel, faire théâtre : un procédé que la coïncidence des programmations rend plus patent que jamais. De tout temps, le réel a nourri la fiction. Par souci de vraisemblance dans la dramaturgie, mais aussi dans la traduction scénique du propos. Or, le théâtre documentaire, souvent, s’éloigne de l’ultraréalisme figuratif.

Dénomination générique

Théâtre documentaire, dit-on. L’appellation, aujourd’hui courante, reste générique, englobant des démarches variées. À commencer par celle de Peter Weiss qui, en 1965 avec sa pièce "L’Instruction" (qu’il écrit après avoir assisté au procès de 22 responsables d’Auschwitz), lancera ce mouvement, cette esthétique - désormais plurielle.

Chez Weiss, la perspective est historique tout en englobant les retombées de l’Histoire. D’autres embrasseront aussi ce terrain, comme Adeline Rosenstein qui se penche sur la question palestinienne (lire ci-dessous). Ou Rabih Mroué et Lina Saneh - plusieurs fois invités au Kunstenfestivaldesarts avec leur travail oscillant entre théâtre et conférence, installation et performance, leurs plongées dans l’histoire du Liban en particulier et du Moyen Orient en général.

Sandra Iché, avec "Wagons libres" (Avignon 2013), part elle aussi du Liban pour questionner le "malheur arabe" en proposant à d’anciens collaborateurs du magazine beyrouthin des années 1990 "L’Orient-Express" de se placer dans l’avenir pour considérer le présent.

Où l’interprétation et la critique historique prennent tout leur sens.

Pensée, codes, construction

Dans le sillage de cette frange "historique", d’autres projets s’appuient sur l’histoire de la pensée, des sciences, ainsi que sur les états actuels de la recherche. Avec des formes souvent apparentées à la conférence, ce théâtre-là peut être didactique, ludique (l’un n’empêchant pas l’autre - cf. p.51 le "Smatch" du Corridor, dont le 3e volet se joue à Liège).

L’exposé peut servir à organiser un dérapage contrôlé ("No doubt" de René Bizac, à l’affiche au CCJF), voire adopter les codes du vrai, autogénérer les traces et preuves d’un sujet inventé (comme l’ont fait Pierre Sartenaer et Guy Dermul pour Willem Kroon, artiste maudit du culotté "It’s my life and I do what I want").

Nos vies percutées

Pédagogue et metteure en scène, Françoise Bloch sonde, avec sa compagnie Zoo Théâtre, les rapports entre théâtre et réalité - avec notamment trois spectacles axés sur le monde de la consultance ("Grow or go"), du travail précaire ("Une société de service", à l’affiche au Varia et en tournée), de la finance ("Money !").

Comment explique-t-elle cette résurgence du théâtre documentaire ? "Les bouleversements socio-économiques qui percutent directement les vies quotidiennes, y compris celles des créateurs, aiguisent peut-être le désir de se saisir de cette matière. Dramatique, au sens premier. Souvent, ce lien au réel renforce le caractère politique des démarches artistiques."

Par ailleurs, François Bloch pointe la "montée en puissance des écritures de plateau [par opposition aux textes préexistants, au répertoire, ndlr], qui croisent l’aspect documentaire". Quant aux rythmes, ils diffèrent singulièrement "entre monter une pièce existante en huit semaines et s’engager dans un processus de collecte de matière".

Apprentissage et liberté

Le théâtre documentaire est "une manière de rentrer dans l’apprentissage, d’en savoir plus sur le monde, et d’enclencher le désir d’en savoir plus", dit-elle, rejoignant là le point de vue de Lorent Wanson (lire ci-dessous). En amont, "les hasards de la collecte et des liens font que la direction se fabrique en agissant". Quant aux sujets, peut-être déjà exposés par d’autres biais, "le théâtre, par son côté archaïque et naïf, les met à la portée des gens". Avec ce pouvoir d’assumer à la fois l’identification, la proximité et la mise à distance.

Reste, pour Françoise Bloch, la question toujours irrésolue de comment salarier de telles démarches. "D’autant plus si on ne veut pas, comme metteur en scène, être le seul à se documenter. L’implication du groupe dans la recherche, la pré-dramaturgie, a des conséquences capitales sur une forme d’engagement des acteurs dans le sujet - un engagement pour moi capital."


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