Le théâtre pour permettre la distance
Adeline Rosenstein crée à la Balsa les deux derniers épisodes de "Décris-ravage". Rencontre.
Publié le 13-04-2016 à 08h59 - Mis à jour le 22-06-2020 à 12h25
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En février 2014, après une maturation de près de cinq ans, est créé sur la scène de l’Océan Nord, à Bruxelles, un objet inédit , une conférence en quatre épisodes, avec projections mais sans autres images que celles qu’induisent les corps de cinq acteurs. Cette approche kaléidoscopique, passionnante et dépassionnée de l’histoire de la Palestine, de 1799 à la fin de la Première Guerre mondiale, vaudra à Adeline Rosenstein et à son équipe le Prix de la critique de la meilleure découverte pour la saison 2013-2014.
Deux ans plus tard, l’artiste (née en 1971, Allemande, ayant grandi à Genève, étudié à Jérusalem, Berlin, travaillé de Buenos Aires à Berlin et Bruxelles, où elle vit depuis 2009) s’apprête à créer les deux derniers épisodes de ce qu’elle définit non comme vulgarisation, mais comme "le rêve du partage de la complexité" . Dans la genèse de son projet, il y a ce vœu : sortir de l’indignation virulente, de la lassitude pour démêler, délier, et enfin oser cette "traversée historique et sémantique de l’histoire de la Palestine".
Au fil des épisodes, le récit s’autorise une complexification, ajoutant des couches, questionnant les représentations, "les discours et les images par lesquels vont se diffuser les idées colonialistes, se populariser les théories racistes" . Car voilà bien l’un des fils de l’écheveau "Décris-ravage". "Au filtre que pose l’art sur les représentations de l’histoire vient se superposer le filtre du projet." Et ce défi, qui le sous-tend : "Comment échapper au fait que le théâtre fonctionne par signes, connivences, clichés, simplifications, caricatures, blessures." Le moyen ? Ne pas les montrer. "Ne pas faire trop d’honneur à ces documents. C’est effarant : on ne peut ouvrir un ouvrage ou une page Wiki sur la campagne d’Egypte de Bonaparte sans tomber sur les grands tableaux, qu’on assimile à la connaissance qu’on en a. Un peu comme les souvenirs d’enfance prennent la forme des photos qui les ont fixés…"
Complexifier, oui, mais garder patience
"L’histoire, en se rapprochant de nous, est plus connue, provoque certains réflexes. Que ce soit du côté juif ou du côté palestinien, les récits sont là. Les survivants aux années 40 ont été les témoins de l’histoire le plus filmés et interviewés sur leurs souffrances. Or qu’est-ce que le théâtre peut apporter de plus que le témoignage ?" En parallèle à l’avancée chronologique, Adeline Rosenstein articule chaque épisode autour de trois "rubriques" ou portes d’entrée : "le point de vue surplombant de l’historien, le point de vue à hauteur d’homme du témoin, nécessairement partiel et partial, le point de vue plus cinglant, parfois iconoclaste, du poète ou du dramaturge" .
Complexifier, donc, "mais garder patience avec la chose complexe. Parce que, dès qu’il y a trop d’émotion, on a envie de taper du poing dans le château de cartes. Il ne faudrait surtout pas balayer ce qu’on a construit en un témoignage qui nous prendrait aux tripes et nous rendrait otages de l’émotion, fût-elle légitime et sincère." De la nécessité de la mise à distance. Vis à vis aussi du cynisme : "Montrer à quel point ses pièges nous sont familiers. Comment les médias et les artistes en jouent (c’est la norme, on ne s’en méfie plus). Essayer de viser ailleurs, sans se laisser contaminer."
Les réflexes et la censure folklorique
Parfois, confie Adeline Rosenstein, "on tente des détours par d’autres histoires que celles d’Israël et de la Palestine pour aborder certains phénomènes. Par exemple via le cas de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, en particulier d’une chanson que les deux camps revendiquent comme appartenant à leur tradition, jusqu’aux insultes en commentaire sur YouTube. Cette tentative s’est muée en panne : ça bouchait la vue sur ce qu’on venait de raconter, un peu comme si ces quelques mots écrits à la hâte sur le net devenaient indépassables". Des tels réflexes, suscités par la proposition, peuvent surgir dans la salle et contaminer un spectacle. Avançant de façon empirique dans l’élaboration de "Décris-ravage", l’équipe pratique à cet égard "une sorte de prudence diplomatique" . Et a même à cet effet créé un "instrument de censure folklorique : une espèce de zither - ou cithare - des Alpes qu’on utilise en guise d’alarme. Voudrait-on chanter un hymne à pleins poumons ou réciter une prière aux morts pleine de pathos que cet instrument vient tourner cela en dérision. En principe on fait très attention avec l’ironie et la dérision, mais il y a un endroit d’humour qu’on préserve pour supporter l’histoire."
Rendre une élasticité à la pensée
Plus que le théâtre dit militant, et en amont même du théâtre documentaire , "le passage par la fiction et l’artifice du théâtre peut rendre une élasticité à la pensée, quand la peur et le coup de bélier de l’actualité nous raidissent [notre entretien a eu lieu le 23 mars, NdlR] . J’ai passé beaucoup d’années à penser que le geste de dénoncer, de montrer du doigt serait libérateur par rapport à ‘une bonne vieille chose dont on est fier et dont on se sent riche’. Face à ça, j’avais mes dadaïstes, mes avant-gardistes russes, mes chéris de l’histoire du théâtre qui disaient que le théâtre doit aussi faire peur, montrer des dépravés. J’ai habité dans cette idée. Or la fréquentation, même en amateur, des sciences sociales et des historiens m’a fait me rendre compte combien le désir de comprendre nous rend plus vifs, plus généreux. Quand j’ai compris, grâce aux historiens, aux sociologues, que les gens pouvaient se battre à mort pour des causes qu’ils n’avaient pas forcément comprises, cernées, définies, ça a changé ma façon d’imaginer un texte de théâtre. Notamment par rapport à mes auteurs favoris, issus d’un monde où on reconnaissait un ami d’un ennemi politique. Je pense que je les reconnais aussi, avec la conscience d’un aveuglement lié au combat. En cela je peux dire que mon spectacle est plus intelligent que moi. Dans la vie je suis moins nuancée et précise."
--> Bruxelles, Balsamine, du 19 au 22 avril à 19h30, le 23 avril à 16h. De 6 à 15 €. Infos & rés. : 02.735.64.68, www.balsamine.be
--> "Décris-ravage" est aussi programmé au Théâtre des Doms pour le Festival d’Avignon Off : www.lesdoms.eu