Les Nazis occupent le Palais des Papes !
Battus au foot, un Belge au moins triomphe, mais c’est à l’Euro du théâtre. Ivo van Hove a enflammé la Cour d’Honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon. Son adaptation du scénario des Damnés de Visconti est extraordinaire, servie par de fabuleux acteurs de la Comédie-Française.
- Publié le 07-07-2016 à 11h08
- Mis à jour le 12-07-2016 à 10h11
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Au milieu de la nuit, mercredi soir, les 2000 spectateurs de la Cour d’Honneur du Palais des Papes se sont levés pour faire une longue ovation à Ivo van Hove, son équipe et les extraordinaires acteurs de la Comédie-Française qui effectuaient là, leur grand retour à la Cité des Papes après 25 ans d’absence.
Tous ont été subjugués par le spectacle du Belge que toutes les scènes du monde s’arrachent.
Le sujet est pourtant grave, à la hauteur des angoisses qui taraudent aujourd’hui le monde. Comme on l’a lu dans son interview parue samedi dans « La Libre », Ivo van Hove est parti du scénario du film Les Damnés de Visconti. Ce n’est pas un adaptation du film mais une recréation qui donne à l’histoire tragique de la famille von Essenbeck une dimension neuve et universelle. Van Hove a fait de cette saga un opéra du sens et des sens, du mal et de la mort qui rejoint le Macbeth de Shakespeare, les tragédies grecques, les dévorations de Goya et les suppliciés de Bosch.
Il est très troublant de voir ainsi la Cour d’Honneur, haut lieu du pouvoir politique et religieux, envahie par des Nazis faisant le salut hitlérien.
Mais Ivo van Hove quitte ce seul contexte : « Les Damnés, dit-il, mettent en scène une élite qui écoute du Schubert et du Beethoven, qui aime la beauté, l’art, mais qui ignore tout de ce que vit le peuple et surtout, ne voit pas que la société change. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui. Le monde change radicalement. Je suis par exemple, alarmé par l’amalgame de plus en plus grand entre politique et religion, partout dans le monde : la religion, c’est l’irrationalité. Il nous faut élire des chefs d’Etat en mesure d’affronter ce problème. Si on ne le fait pas, ce sont des partis comme celui de Marine Le Pen –mais il y a des équivalents aux Pays-Bas et en Belgique et comment ne pas évoquer Trump ?- qui en jouant sur la frustration, emporteront la mise. Et on ira au massacre comme dans Les Damnés. »
Podalydès et Gallienne
Toute la scène de la Cour d’Honneur est recouverte d’un tapis orange, couleur du feu qui emportera tout. Il y a 33 personnes en permanence sur scène et d’abord les fabuleux acteurs de la Comédie-Française : 12 acteurs, 7 élèves et 3 fillettes. S’y ajoutent les musiciens de l’ensemble belge Blindman d’Eric Sleichim, un vidéaste, etc.
Nous sommes d’abord en 1933 dans la riche famille von Essenbeck (inspirée des Krupp). Ils possèdent les plus grandes aciéries et fêtent le patriarche, le baron Joachim. Mais à Berlin, Hitler est au pouvoir, c’est l’incendie du Reichstag, puis l’autodafé des livres, Dachau. La famille va se disloquer en combats sanglants entre Herberth (Loïc Corbery) qui s’oppose au national-socialisme, Constantin (fantastique Denis Podalydès) membre important des milices S.A. et l’inquiétant Friedrich (formidable Guillaume Gallienne) et sa maîtresse Sophie (Elsa Lepoivre), proches des S.S.
Par pur opportunisme capitaliste, croyant sauver ainsi ses usines, le vieux Baron et sa famille (sauf Herberth), choisissent de s’allier aux Nazis (nos entreprises se sont bien alliées à Assad et Saddam Hussein, note van Hove). Mais cette lâcheté mercantile est un engrenage mortel qui va engloutir la famille dans le feu et le sang.
Tous les acteurs se changent sur scène devant nous. A chaque mort, un rituel s’accomplit sur des musiques de Bach et Schütz où les assassinés sont portés dans leurs cercueils en procession funèbre (une caméra filme leurs derniers râles dans les caveaux !).
Ce rituel du pouvoir, du mal et de la mort est aussi celui des corps qui choisissent la jouissance dans les flammes. Le jeune Martin (Christophe Montenez, la révélation du spectacle) est un pervers attachant, mal aimé de sa mère, un peu pédophile, un peu incestueux, nazi pour se venger. Et on assiste à la nuit des longs couteaux quand les S.A. sont assassinés par les S.S. C’est l’orgie qu’on voit sur scène avec Denis Podalydès nu, suant la bière dans un dernier spasme avant le néant.
Tout est miraculeux
Tout tient du miracle dans cette production. La vidéo, omniprésente est indispensable pour suggérer les scènes de groupe et surtout se rapprocher de l’intimité de chacun. Les acteurs jouent « vrai », sont eux-mêmes. Ivo van Hove et les comédiens ne tarissent pas d’éloges les uns des autres. Ils n’ont eu que 5 semaines pour répéter mais tout était parfaitement clair et préparé, dans la tête de van Hove comme dans celle des acteurs. Jamais ils ne surjouent, toujours ils incarnent ces personnages d’apocalypse.
Il faut saluer aussi les couleurs du spectacle (le sang répandu, le gris acier des armes), la musique de Blindman (les saxophones, le rock métal, la musique classique).
Deux heures sans un seul temps mort, pour nous mener à regarder la damnation possible de notre monde, comme on regarde Guernica de Picasso. Nous sommes tous des von Essenbeck possibles.
Courrez voir le spectacle qui se donnera ensuite à la Comédie-Française en alternance du 24 septembre au 13 janvier. Il viendra, peut-être -ça se discute encore- au Singel à Anvers.
Notons que pour ce triomphe belge à Avignon, à l’Euro du théâtre, il n’y avait aucun ministre du gouvernement flamand (ni fédéral d’ailleurs) notait Tom Lanoye, « la droite flamande n’aime pas la culture », disait-il.
Les Damnés, Festival d’Avignon, jusqu’au 16 juillet.
Un Festival d’Avignon très politique
« Les Damnés » par Ivo van Hove ont donné le ton : cet Avignon sera très politique. Son directeur, Olivier Py, le revendique haut et fort. « On ne fait pas la révolution seul, écrit-il. Les grands changements, les révolutions sont toujours le fait de forces collectives favorisées par le vent de l’histoire, mais comment vivre quand ce vent se tait ? Comment vivre quand la politique est sans espoir, oublieuse de l’avenir ? Comment vivre quand les idées n’ont plus d’avenir, quand le corps social est écartelé, apeuré, réduit au silence ? Comment vivre une vie digne quand la politique n’est plus que manigances politiciennes ? Quand la révolution est impossible, il reste le théâtre. Les utopies y attendent des jours propices, les forces novatrices y inventent encore un demain, les voeux de paix et d’équité n’y sont pas prononcés en vain. A Avignon, nous brisons la fatalité. »
Les deux spectacles francophones belges dans le « In » sont bien dans cette veine avec « Tristesses » d’Anne-Cécile Vandalem évoquant une leader d’extrême droite ressemblant à Marine Le Pen et avec le Raoul collectif réinventant l’idée de collectif et retrouvant la révolution des situationnistes.
Si on votait blanc…
Avant même l’ouverture officielle du Festival au Palais des papes, on était déjà plongé dans ce sujet avec « Ceux qui errent ne se trompent pas » de la jeune (32 ans) metteuse en scène, Maëlle Poésy. Avec toute une troupe de juste trentenaires très motivés, ils ont adapté le roman (la fable politique) de Joé Saramago, « La lucidité ».
Un jour, dans la capitale d’un grand pays, 80 % des électeurs votent blanc ! Un rejet massif et spontané de tous les partis politiques. On pense immédiatement au Brexit, à Trump, à Le Pen. Pour la classe dirigeante, ce vote est totalement incompréhensible : les électeurs ont dû se tromper, ou alors c’est un complot. Les discours se libèrent (« Gouverner c’est mettre ses sujets hors d’état de vous nuire »), la tentation totalitaire de briser le peuple arrive au galop, on boucle la capitale qui a mal voté comme on boucla les Communards de Paris. Tout ça sur fond d’apocalypse météo car il ne cesse de pleuvoir et la scène est envahie par l’eau qui monte. « C’est une société politique qui a réponse à tout mais ne dit plus rien », note Maëlle Poésy.
Seule une journaliste vient dire le vrai : la contestation est spontanée mais les gagnants du système refusent de se remettre en cause.
Bien sûr, face aux « Damnés » on joue dans une autre division : spectacle de jeunes, sympa mais trop long, trop surjoué, farce plus que fable, sans perspectives politiques claires. Mais c’est paradoxalement là que peut résider son intérêt : une jeune génération (comme celle, plus convaincante, du Raoul collectif) qui vient secouer le cocotier et qui exprime une soif d’autre chose que les dirigeants ne peuvent plus comprendre.
L’affiche du Festival cette année montre un cheval qui rue dans les brancards (dessin d’Adel Abdessemed), un bel objectif pour le théâtre.