Avignon: épiques et populaires Fères Karamazov
Jean Bellorini adapte le chef-d'oeuvre de Dostoïevski dans une ligne très télévisuelle. Critique.
Publié le 17-07-2016 à 18h22 - Mis à jour le 17-07-2016 à 20h51
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Les voici donc ces « Frères Karamazov », un des spectacles phare du septantième Festival d'Avignon, portés par le Mistral, magnifiés par la nuit étoilée, éclairés par la blancheur des falaises de la Carrière de Boulbon, imaginés surtout par Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1846) qui signa son chef-d’œuvre avec ce roman fleuve. Ces mille quatre cents pages de questions métaphysiques, de luttes intrafamiliales, d'amours contrariées, d'ambiguïté humaine où « l'abîme de Sodome et l'idéal de la Madone » se bousculent, défilent sous nos yeux au rythme soutenu d'une série télé. A l'image de la forme initiale du récit, un feuilleton publié de 1879 à 1880 dans « Le Messager russe ».
Autant les remarquables « Damnés » - qui s'ouvrirent samedi soir par une émouvante minute de silence dans la Cour d'honneur du Palais des papes - empruntent, en toute logique, un langage cinématographique, Ivo van Hove étant parti du scénario de Visconti ; autant ces Frères, dans une veine plus populaire, s'approchent de la tonalité télévisuelle.
Défi relevé
Une chose est sûre : résumer une telle somme en cinq heures trente relève du défi. Pari réussi par le jeune metteur en scène Jean Bellorini, directeur du Théâtre Gérard Philippe, et par sa troupe gratifiée d'une ovation debout méritée. Car ces centaines de personnes qui, chaque soir, quittent les remparts pour rejoindre ce lieu magique et qui, d'heure en heure, enfilent pulls et vestes avant de recourir aux couvertures proposées à l'entrée de la Carrière, ne voient pas le temps passer. Curieux de savoir lequel des quatres frères sera l'auteur du parricide, ils seront aussi envoûtés par la légende du Grand Inquisiteur, interpellés par la confrontation du Bien et du Mal et fascinés par la sagesse d'Aliocha, céleste François Debock, blond platine et redingote rouge, qui serait pourtant, lui aussi, devenu terroriste dans la suite de ce récit que Dostoïevski n'eut pas le temps d'écrire.
Dans une datcha de verre, une famille pauvre raconte l'histoire d'Aliocha et de ses frères à travers la voix d'un narrateur androgyne, remarquable Camille de la Guillonnière. Avec un humour décalé, à la manière souvent des Flamands, il résume le drame qui va se tramer à coups de travellings, d'épisodes, joués ou parfois chantés, dans trois cubes contigus sur lesquels s'ouvrent ou se ferment les portes. Le jeu des autres comédiens s'avérera plus traditionnel, teinté d'une alternance d'emphase et de désinvolture, ponctué aussi de refrains d'humour. Jusqu'à oser la chanson la plus célèbre d'Adamo pendant que tombe la neige sur un Fiodor Pavlovich plus dépravé que jamais. Les rires des premières secondes laissent alors rapidement place au silence, à l'écoute qui ira grandissant dans la deuxième partie du spectacle et de la nuit grâce à quelques duos d'acteurs (enfin) plus intérieurs.
Comme annoncé, ces Frères, dans l'esprit d'Ariane Mnouchkine, sans pour autant l'égaler, embrassent donc le genre épique, musical, populaire et rouvrent les portes du « In » au grand public auquel ils donnent également envie de relire le roman de Dostoïevski.