Lupa sur la "Place des Héros" de Bernhard
Scènes Quatre heures de beauté absolue, d'âpreté dans une pièce qui nous rappelle sans cesse que "le but c'est la fin". Un chef d'oeuvre du festival 2016.
Publié le 24-07-2016 à 16h24 - Mis à jour le 24-07-2016 à 16h31
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/MDZSDQJVOZE5NJCWI3YS6LSFHA.jpg)
Quatre heures. Quatre heures de beauté absolue, de phrases murmurées dans un polonais chantant, prononcées avec calme, détermination pour creuser le même sillon, celui de la fin présente dès le début avec le suicide du professeur Schuster, un mélomane tyrannique et raffiné dont il sera question durant toute l’adaptation de Krystian Lupa, "Place des Héros", notre grand coup de cœur du festival. Par son acte, le professeur devient une énigme du Sphinx à laquelle il faut tenter de répondre à tout prix alors que la réponse n’existe pas. La richesse de la pièce de Thomas Bernhard se loge dans cette formidable vanité.
Le 15 mars 1938, les Viennois acclament Hitler qui a envahi l’Autriche. Le professeur Schuster s’exile à Oxford mais revient à Vienne par amour pour la musique. Avant de repartir à Oxford sous l’insistance de sa femme, hantée par le nazisme.
Sur scène, des cartons, des meubles emballés, une pièce quasiment vide. Le précieux piano Bösendorf est déjà expédié.
La gouvernante, Madame Zittel, repasse les chemises du professeur avec vénération, comme son maître le lui avait appris. Le repassage est sacralisé. Une jeune domestique regarde sans cesse par la fenêtre. Celle, peut-être, d’où le professeur vient de tomber.
Le personnage central de "Place des Héros", écrit par Thomas Bernhard à l’époque de l’affaire Waldheim, n’apparaîtra jamais et sera pourtant omniprésent. A travers d’abord le discours de la gouvernante, la maîtresse de maison.
Un premier point de vue intéressant qui donne le ton, celui d’une messe, en quelque sorte, splendide, que les spectateurs vont suivre suspendus aux lèvres des acteurs, à leur lente élocution, à leurs gestes posés et profonds. Là, réside aussi le miracle d’Avignon : abandonner les affaires courantes, se mettre en disposition, régénérer son esprit, prendre du recul.
Noire mais pas nihiliste
Plus que les autres, une pièce comme celle de Lupa offre ce souffle d’oxygène même s’il nous décline à l’envi que "la vie entière n’est qu’une douleur permanente". Même s’il se moque autant du théâtre, de ces acteurs qui ne savent plus jouer, des écrivains qui lisent leurs déjections aux prisonniers et même des professeurs d’université qui ne sont plus ceux d’autrefois puisque le propre de l’homme est de regretter le passé et de ne pas vouloir entrer dans l’avenir.
Philosophique, sans être nihiliste selon le metteur en scène polonais Krystian Lupa qui souligne la lutte acharnée de l’individu, "Place des Héros" ne cesse malgré tout de nous rappeler que "le but c’est la fin", surtout dans le monologue du frère de Schuster, professeur de philosophie lui aussi, dans le deuxième tableau qui se déroule après l’enterrement. Avec juste en toile de fond une forêt d’arbres décharnés surplombés par un fort et des cris de corbeaux menaçants. Ce tableau s’ouvre sur l’apparition, en astrakan et ragondin, des deux filles du professeur, bien plus proches de la matérialité que de la spiritualité, qui attendent leur oncle Robert, celui chez qui elles aimaient se rendre petites car il était plus drôle que leur défunt père. A court de souffle, l’oncle mettra du temps à apparaître. On croit également déjà le connaître lors de son arrivée.
La veuve, l’épouse n’arrivera qu’au dîner de famille final, contrariée par cette journée extraordinaire et par le refus de son fils de l’accompagner le soir même au théâtre, sa passion, pour aller voir "La Dame aux camélias".
De l’intime au politique
Epurée, d’une sobriété tout appropriée qui laisse au texte sa force, son temps d’infusion, sa puissance, cette "Place des Héros" part de l’intime pour aller vers le politique, ce fascisme omniprésent qui de 1938 à nos jours semble n’avoir jamais déserté la ville de Vienne.
Il y a du Tchekhov, l’âpreté en plus, dans ce récit sacralisé d’un homme qui n’aimait que Glenn Gould et les auteurs russes. Du Bergman aussi, le metteur en scène, après des études à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie et avant l’Ecole nationale d’art dramatique dans la même ville, s’étant formé à l’Ecole du cinéma de Lodz. Une grande puissance émane de la lenteur de ces dialogues tirés au cordeau, de la précision de chaque geste posé, de l’architecture orchestrée des décors et surtout de la cohérence de l’ensemble. Jusqu’à cette rumeur finale qu’on entend sourdre peu à peu et dont on devine trop bien la signification.
Un chef-d’œuvre.