La pièce la plus festive d’Anne Teresa De Keersmaeker
"Rain" est pour 4 soirs au Cirque Royal, avec de nouveaux danseurs. Un spectacle culte. Rencontre.
Publié le 27-09-2016 à 18h00
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Créé en 2001, il y a 15 ans, « Rain » est devenu une pièce culte, jouée aussi par le ballet de l’Opéra de Paris (lire notre critique ci-dessous). « Rain » revient au Cirque Royal à Bruxelles, avec dix tout nouveaux jeunes danseurs et 19 musiciens d’Ictus sur scène. Un grand moment. Anne Teresa De Keersmaeker s’explique sur ce sommet de son art et évoque la nécessité de maintenir vivant un « patrimoine » de la danse.
Qu’a signifié « Rain » dans votre parcours ?
C’était la 3e fois que je reprenais une musique de Steve Reich après Fase et Drumming mais musicalement cette pièce est fort différente. Reich quitte le minimalisme sévère pour un flux continu d’1h10 de musique, comme une célébration de la danse. On retrouve la pulsation qui invite à la danse mais il y ajoute l’harmonie qui vient comme des vagues et crée une émotion qu’on associe rarement à Reich. C’est un chef d’œuvre de la musique contemporaine qui en fait une fête.
La scène ronde du Cirque Royal est parfaite pour le dispositif scénique de « Rain » imaginé par Jan Versweyveld. Et il y a les costumes de Dries Van Noten.
J’avais déjà travaillé avec Dries pour Drumming. Ici, il a imaginé une palette de couleurs pour les costumes passant, en cours de spectacle, du rose pâle au rouge magenta pour finir avec un beige argenté. Tout le spectacle est une vague, d’abord ascendante, qui enfle, tourne circulairement, culmine à la « section d’or » (le nombre d’or des Grecs) pour refluer ensuite.
Dans vos œuvres, rigueur mathématique et émotion vont de pair: c’est étonnant.
C’est pourquoi j’aime la danse car on peut y intégrer dans des corps vivants les idées les plus abstraites. Le corps peut donner forme aux idées et le corps est forcément émotionnel. Il est dans le présent le plus contemporain qui soit, à la fois individuel et collectif. L’émotion est créée par ce champ de tension entre la beauté d’ordre esthétique d’une forme et un corps qui permet l’anarchie.
On a l’impression que « Rain » marque la fin d’une période et qu’ensuite, vous avez été chaque fois plus loin dans l’épure ?
Avec la musique de Bach et les regards d’Ann Veronica Janssens et Michel François j’ai peu à peu réduit les dispositifs de la scène pour mieux me centrer sur un corps, un son, une lumière, un mouvement. Qu’est-ce que le corps qui bouge, marche, chante ?
Maintenir le répertoire vivant : une gageure et une nécessité ?
Par rapport à tous les autres arts, la danse a une place unique, forte au moment où elle se donne mais fragile car éphémère. Je voudrais conserver vivante cette expérience collective -30 ans de Parts, 40 spectacles. Pour les nouveaux danseurs et le nouveau public, pour être sans cesse réinventée par des générations, et le faire à Bruxelles, là où tout s’est passé.
Vous aviez un projet d’agrandir la compagnie pour faire vivre le répertoire, mais le gouvernement flamand ne vous en a pas donné les moyens alors que vous venez pourtant d’être nommée « chorégraphe de l’année » par le magazine Tanz !
Hélas. Alors, on étudie, on va trouver des solutions. Je vais sans doute travailler encore avec l’Opéra de Paris. Je tiens à Bruxelles qui fut si longtemps ce « no man’s land », cet « In between » entre Nord et Sud. Mais aujourd’hui, je suis inquiète de voir que c’est devenu plutôt un marais, une faille où on ne peut plus toujours trouver sa place. L’extrême diversité de la ville -une force- est déservie par l’absence de projet de société commun. Il y a des tensions, de la médiocrité, trop de mercantilisme. Parfois Bruxelles me fait penser à Venise menacée de sombrer.
Dancing in the « Rain »
« Rain » créé en 2001 à La Monnaie est sans doute la pièce la plus forte et la plus populaire d’ATDK. Un moment vraiment magnifique qui a été repris en 2011 par le ballet de l’Opéra de Paris avec un extraordinaire succès. Dix danseurs (sept femmes et trois hommes) sont sans cesse sur scène et dansent sans fin. La musique est de Steve Reich (comme dans « Fase » et « Drumming »), elle est répétitive, obsédante, mais jamais monotone. « Une seule œuvre musicale d’une heure dix, obstinée, soufflant sans discontinuer sur toute une troupe de danseurs qui ne quittent jamais la scène », dit ATDK. Sur cette musique, le groupe se forme, se disloque, tourne comme une montre, se détourne. Les danseurs se rapprochent, s’éloignent, tombent, se divisent en groupes toujours asymétriques, se rejoignent, se frôlent, se touchent, s’empoignent.
ATDK témoigne ici de sa capacité à marier une rigueur extrême, y compris mathématique, et l’émotion qui sans cesse affleure, nous communiquant le plaisir de danser et de bouger son corps. « Ici, musique et danse s’épousent jusqu’au souffle qui les épuise et trouvent dans l’écoute de leurs arcanes invisibles les motifs d’une œuvre jubilatoire où riment mathématiques et émotion, instabilité et rigueur, unité et démultiplication. »
De la danse pure, pourtant il est fascinant de voir comment travaille la chorégraphe, utilisant par exemple la trajectoire en spirale, la suite arithmétique de Fibonacci (chaque chiffre est la somme des deux précédents) et le Nombre d’or pour composer son œuvre avec leurs suites de construction/déconstruction, phasages/déphasages. La pure émotion peut naître d’un travail chorégraphique et musical (chez Reich) pourtant d’une implacable rigueur mathématique.
Rain (live), au Cirque Royal, du 4 au 7 octobre, tickets : www.lamonnaie.be