Bruxelles-Paris, même Vania?

Au Rideau de Bruxelles comme au Vieux Colombier, c’est Tchekhov, nouvelle génération.

Fernand Denis
Bruxelles-Paris, même Vania?

Bruxelles. Investi par la troupe du Rideau de Bruxelles, le théâtre Marni n’est plus qu’un souvenir, des murs qui ont vécu. Le volume vide est partagé entre gradins et espace scénique occupé par un bar immense. A un bout, un tapis de verres bien rangés attendent leur vodka. Et à l’autre, le docteur Astrov a la tête dans l’évier.

A Paris, le dispositif est bi-frontal, la scène est au milieu. Surpris, les spectateurs du Vieux Colombier s’installent de part et d’autre d’une grande table, le docteur Astrov les regarde avec amusement chercher leur place.

L’anecdotique remplacé par l’anachronique

Pas de trois coups, pas de samovar à l’horizon, Vania se pointe, Tchekhov c’est maintenant.

A l’époque de sa création, fin du XIXe, "Oncle Vania" devait être furieusement en avance. Une pièce sans intrigue. Quand le médecin Astrov parle de sa forêt et des hommes qui ne savent que détruire, on croirait entendre un écolo avant l’heure, un participant au documentaire "Demain". Oui, Tchekhov, c’est maintenant. C’est intemporel.

D’ailleurs, on a remplacé l’anecdotique par l’anachronique et tant pis pour la Sainte Russie. Un long bar et deux portes pour la forme, une pour entrer l’autre pour sortir, ça suffit à Bruxelles. Une grande table, un percolateur et du vin rouge, ça suffit à Paris. Et pas de dress code non plus. Les acteurs se sont-ils changés pour venir sur scène ?

Christophe Sermet et Julie Deliquet, les deux jeunes metteurs ne regardent plus Vania comme un vieil oncle neurasthénique mais bien un homme de 45 ans à Paris, 47 à Bruxelles, en pleine mid-life crisis. Il vient de comprendre qu’il a raté sa vie. Il n’est pas le seul. Sur le plateau, chaque protagoniste sent qu’il passe à côté de la sienne. Sauf ceux qui ne sont pas assez lucides pour s’en rendre compte.

Il n’y a pas de suspense, ni d’ennui; il y a tant de mouvement, de rythme, de sentiments qui bouillonnent, d’existences qui s’autoscannent.

Bruxelles-Paris, même Vania?
©DR

Christophe Sermet et Julie Deliquet ont l’âge de Tchekhov en somme, alors ce n’est pas une statue qu’on déboulonne, un texte qu’on incarne mais un état d’esprit qu’on diffuse. Les mots ne sont pas toujours les mêmes à Bruxelles et à Paris. On n’a pas coupé les mêmes scènes, et celles-ci ne sont pas toujours situées au même endroit.

A Bruxelles, il y a un personnage de plus, Fedor, une présence qui flotte dans l’air, un air de Tom Waits, un parfum de Jarmusch surtout qui distille sa mélancolie poétique dans chaque personnage.

A Paris, on a inventé une scène et installé un projo. Tchekhov, mort en 1904, a-t-il seulement vu un film dans sa vie ? Le professeur commente doctement une œuvre de Dreyer et Vania cherche à l’énerver en jouant au cancre, en multipliant les effets comiques. Tchekhov qui pensait écrire des comédies et s’étonnait toujours de voir les gens en larmes. Dreyer, lui, aurait été surpris de voir ses spectateurs rigoler pendant "Vampyr". Le vampire y est interprété par une femme comme dans "Only Lovers Left Alive", l’avant-dernier Jarmusch avec Tidla Swinton. Fantastique rapprochement.

Cohérence et collectif

Alors, Bruxelles-Paris, même Vania ?

Non. A Bruxelles, "Vania" se joue en duo, les paires se modifiant d’une scène à l’autre. Entre quatre yeux, les sentiments sont plus violents, plus intenses. On sent l’orage monter. Il va laisser des traces. Dans son monologue final, Sonia, la sœur de Vania, a la rage. Quand elle parle de caresses, elles les dit avec un "K".

A Paris, "Vania" se joue en groupe, toujours quatre-cinq autour de la table. Alors quand Vania déclare sa flamme à Elena, ça peut presque passer pour du marivaudage. On rit pas mal d’ailleurs et on est d’autant plus tétanisé quand l’orage éclate. Dans son monologue final, Sonia tremble en mettant de la résignation et de la foi dans ses caresses.

Oui, car, sur les deux scènes, les distributions sont épatantes de spontanéité, les mises en scène efficaces de cohérence. On joue choral sans personnage principal. On joue collectif et chacun a sa part dans l’élaboration du sentiment général: la tragédie de l’existence.

---> Jusqu’au 15/10; www.rideaudebruxelles.be Jusqu’au 6/11; www.comedie-française.fr

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