Oser parler des classes sociales au théâtre
Publié le 27-09-2017 à 13h24 - Mis à jour le 28-09-2017 à 15h30
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Stéphane Arcas adapte "Retour à Reims", de Didier Eribon. Création au Varia à partir du 3 octobre. Avant-propos De Stéphane Arcas, plasticien et homme de théâtre, on connaît le travail de scénographe ("L’Institut Benjamenta", "Nevermore", "Démons me turlupinant"), et celui de metteur en scène ("L’Argent", "La Forêt", "Bleu bleu"). Avec "Retour à Reims, sur fond rouge", il ajoute une couleur à la palette de ses créations précédentes, et mène à bien un projet longuement mûri, et qui a fini par trouver au Varia le soutien nécessaire - "Il fallait une sensibilité féminine pour me suivre là-dessus", dit-il - assorties de conditions de travail honnêtes.
Sociologie et poésie
D’où vient que le projet ait peiné à trouver le soutien d’une institution ? "Disons que c’est un texte de gauche pour gens de gauche... Par ailleurs, ça peut paraître a priori pas du tout sexy de dire qu’on adapte un bouquin de sociologie au théâtre." L’"essai autobiographique" de Didier Eribon a déjà été porté à la scène, par Laurent Hatat en France, par Thomas Ostermeier à la Schaubühne.
"Il faut faire confiance à l’intelligence du public", appuie Stéphane Arcas, pour qui "Retour à Reims" (Fayard, 2009) porte sur "la transmission d’un patrimoine via un trauma", à quoi vient s’ajouter "un point de vue littéraire et poétique". Ce dont part le metteur en scène pour aller vers l’onirisme.

Ce sont cependant des positions très concrètes qui l’ont séduit - ou plutôt qui ont rencontré ses propres préoccupations. "Ce livre - qui m’a été mis en mains par ma psy - a libéré des choses en moi. Partout dans le monde, d’ailleurs, il a éveillé des consciences, en ce qu’il permet de mieux comprendre le système. Eribon réaffirme l’existence de la classe ouvrière. C’est fondamental ! Vers 1860, les patrons ont réfuté l’idée de classes sociales et mis en avant un discours égalitaire, qui en fait permettait d’installer une domination. Aujourd’hui, tout n’est pas fabriqué en Chine ou en Corée, 25 % de la population active appartiennent au monde ouvrier. Si l’on ajoute les caissiers et caissières, les manutentionnaires, les boulots dits ‘à haut taux de pénibilité’, on frise les 40 %. Or la classe politique dominante, y compris la gauche néoconservatrice, nie cela. Cet abandon a ouvert la porte à la récupération de ce groupe par le FN en France, par exemple, et d’autres partis populistes."
Du monde ouvrier au monde de l’art
Stéphane Arcas, fils d’ouvrier né dans le Lot-et-Garonne, n’aimait pas l’école mais se plongeait volontiers dans les livres d’art et la peinture. Il se dirigera vers les arts plastiques, à Toulouse puis Marseille, avant d’injecter cette sensibilité esthétique dans les arts scéniques. Il s’installe à Bruxelles en 2005. "Je suis un transfuge de classe", assume-t-il.
Eribon, qui se réclame de la tradition de la "pensée critique" dans le sillage de Bourdieu, de Foucault, part de ce constat dans "Retour à Reims" : allant revoir sa mère après la mort de son père, il retrouve ce qu’il a quitté 30 ans plus tôt. "Ce constat va creuser et ouvrir une réflexion plus large sur la fabrication des identités, la politique, les choix… Il établit une mise à distance qui lui permet de décrypter comment sa sortie du placard comme homosexuel a correspondu à son entrée au placard social."
Le brasier de la conscience
Le "Sur fond rouge" ajouté au titre d’origine est moins une couleur politique que celle d’un brasier. "Au premier plan, il y a la pensée à court terme des politiques qui nous font croire qu’ils se soucient de nous. A l’arrière-plan ça bouillonne, grâce aux mouvements ouvriers et citoyens : on est la lave, cette planète ne peut exister sans nous."
"Gamin, raconte Stéphane Arcas, le monde me paraissait incompréhensible. Dans le milieu prolétaire, il y a une mythologie : le ‘eux’ des patrons - l’équivalent des mages, des seigneurs -, et le ‘nous’. Eribon parle des banlieues françaises, des LGBT, montre que ces combats sont imbriqués, et toujours marqués par le rapport dominant/dominé."
Faire matière
Si le spectacle qui verra le jour mardi prochain n’est pas estampillé "tout public", "l’enfant et l’ado que j’ai été, sa souffrance, sont complètement dedans", confie le metteur en scène qui, après l’autofiction de "Bleu bleu", a voulu remonter plus loin. C’est pourquoi aussi il voulait du rock, musique adolescente, révoltée, et vecteur par essence de la culture populaire. "Même quand j’écris des spectacles, il y a toujours beaucoup de moi, avec beaucoup de mensonge. Aux comédiens, ici, j’ai dit : jouez vous, plus mes emmerdements, plus ceux d’Eribon." Son fonctionnement : "Je dirige très peu au début. Je cherche l’humanité de l’acteur, comment il déforme le texte que je lui confie. Ça va créer l’accident qui fait matière théâtrale."
Sociologique et politique assurément, ce spectacle sera-t-il pour autant à classer dans le théâtre de l’engagement ? "Le théâtre engagé, pour moi, ne met pas la barre trop bas, fait confiance au public, est exigeant. Les dialogues entre les personnages sont chargés d’une relation politique au monde, bien sûr, mais ce n’est pas parce qu’on traite d’un sujet social, culturel, politique, qu’on est engagé. L’engagement, c’est à l’intérieur de la production qu’il s’opère : comment on se comporte, comment on traite les gens."
- Bruxelles, Varia (grande salle), du 3 au 21 octobre, à 20 h 30 (mercredi à 19 h 30). Spectacle surtitré en néerlandais et en anglais. De 9 à 21 €. Infos & rés. : 02.640.35.50, www.varia.be