"Les seins sont à la ballerine ce que la surdité est au musicien : une malédiction"
- Publié le 06-02-2018 à 19h14
- Mis à jour le 07-02-2018 à 14h00
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L’écrivain et ancienne danseuse belge Véronique Sels vient de publier "La ballerine aux gros seins". Une fable anatomique sur le rapport au corps féminin en Occident. Qui pousse à s’interroger sur les exigences morphologiques en danse classique.
"Pour bien faire, dit l’hôtesse, il faudrait que je remonte à ma démocratie cellulaire, aux temps immémoriaux où nous formions, mes seins et moi, un amas indifférencié de cellules […], revisite les années bénies où je fus plate […], me confronte aux heures où ils pointèrent […] et revive l’effroi de les porter, obus surgis d’un autre monde, fardeau toujours plus lourd à la barre, au milieu, dans les sauts […]" Pour Barberine Blin, héroïne du nouveau livre de Véronique Sels, "La ballerine aux gros seins" , le constat est implacable : "les seins sont à la ballerine ce que la surdité est au musicien : une malédiction".
Ancienne danseuse classique et contemporaine ayant usé ses chaussons de Bruxelles à New York, Véronique Sels sait de quoi elle parle. En emmenant son lecteur au plus près du vécu de Barberine, commenté avec humour et sensibilité par ses seins - dénommés Dextre et Sinistre -, elle livre un message fort sur l’acceptation de son corps dans une société broyée par le diktat des normes, avec en fil rouge les tribulations de son héroïne décidée à devenir ballerine.
"On malmène énormément son corps"
"Ce roman est une fiction, voire une fable anatomique, explique Véronique Sels. Cela fait écho, en partie, à mon vécu, mais ce personnage est tout à fait fictif : il est l’assemblage de pas mal d’expériences de danseuses et même d’un ou deux danseurs." Au-delà, "il s’agit d’un questionnement sur notre rapport au corps, principalement féminin, dans la société occidentale . On est très fonctionnaliste avec son corps, on le malmène énormément. On attend du corps des résultats, des calibres en fonction de critères sociaux, commerciaux, etc. Et la danse, surtout classique, est un très bon territoire pour en parler d’autant que mon livre s’inscrit dans les ‘80 où il n’y a pas encore vraiment eu dans l’éclosion de la danse contemporaine l’apparition de danseurs gros ou unijambistes ou aveugles ou âgés."
"L’organe inutile par excellence"
Convaincue que sa "poitrine spectaculaire" va venir "tout gâcher", la jeune Barberine n’hésite pas à infliger à son corps les pires souffrances : se sous-alimenter, garrotter ses seins à l’aide de bandages, s’entailler les poignets, avant de conduire ses attributs "aux abattoirs" pour procéder à une réduction mammaire.
Si le corps est l’outil de travail essentiel de tout danseur classique - on travaille la souplesse, la cambrure du dos, le coup de pied, l’ouverture des hanches, le placement des bras, le port de tête… - et qu’il s’attache à en prendre grandement soin, les seins, en revanche, sont "l’organe inutile par excellence pour une danseuse", estime Véronique Sels. "C’est du non-muscle, de l’eau et de la graisse."
Pour autant, cela explique-t-il pourquoi la plupart des danseuses classiques ont, aujourd’hui, une morphologie filiforme ? "C’est une question d’esthétique, affirme Piotr Nardelli, ancien danseur du Ballet du XXe siècle et éminent professeur de danse. Il y a cette image de la ballerine ayant une petite tête, un long cou, de longs bras, de longues jambes et peu de formes, c’est-à-dire pas de gros mollets, de grosses fesses ou de poitrine développée." En danse classique, "il y a une approche physique visuelle qui est nécessaire, confirme Marie Doutrepont, ancienne danseuse classique, mais tout dépend des proportions. Il est clair qu’une poitrine trop grosse va poser problème à un moment ou un autre parce que, avec des costumes généralement très près du corps, ça sort de partout; ce n’est pas agréable pour la danseuse et visuellement, ce n’est pas joli."
Directrice de l’école de danse classique Balletomania et ancienne danseuse, Maï Vanhout, déclare qu’avant tout, "il y a des modes et la danse suit la mode" (lire ci-contre). Mais, ce qui est certain, c’est que"sur scène, le physique d’une danseuse doit être équilibré. J’ai connu des danseuses avec des seins magnifiques, mais ils étaient proportionnés. Evidemment, sur scène, elles ne pouvaient pas porter de petite tunique; elles portaient un soutien-gorge qui tenait bien leur poitrine car sinon, pour les sauts, c’est embêtant."
Le ballet classique "aussi merveilleux soit-il, commente Véronique Sels, a des principes très ancrés". Marie Doutrepont reconnaît d’ailleurs que "lors d’une audition, à qualité technique égale, on va préférer un physique longiligne, une belle ballerine toute comme il faut". Piotr Nardelli se souvient : "J’ai connu un ou deux cas de danseuses qui avaient un physique parfait mais avaient des seins généreux. Pour danser du classique, et même des chorégraphies de Béjart, c’était un peu trop, donc, elles se sont fait opérer." Par contre, "je connais des ballerines de renom qui sont un peu tristes d’être presque aussi plates que des hommes".
La triade de l’athlète féminine
La grande majorité des danseuses classiques ont, en effet, une poitrine menue voire quasi inexistante. L’explication est aussi à aller chercher du côté de la physiologie. "L’entraînement intensif, explique Louise Deldicque, professeur de physiologie de l’exercice à l’UCL, va impacter la production des hormones sexuelles - œstrogène et progestérone - qui aident au développement de la poitrine, et ce dès le plus jeune âge. Cela va empêcher la production de tous les signes secondaires sexuels : problèmes pour avoir ses règles tous les mois, poitrines menues. Ces femmes peuvent aussi développer des troubles alimentaires. Généralement, c’est lié aussi à des problèmes de densité minérale osseuse. C’est ce qu’on appelle ‘la triade de l’athlète féminine’."
Des normes en danse contemporaine
Mal dans sa tête et dans sa peau, Barberine trouve son salut dans la danse moderne, "une danse libre", "autorisant les femmes à être enfin propriétaires de leur corps". Avec l’avènement de la danse contemporaine, "aujourd’hui, se félicite Véronique Sels, on a le droit d’avoir presque n’importe quel corps et de se servir de ses ‘défauts’ pour en faire des atouts créatifs".
Un enthousiasme que modère toutefois Marie Glon, maître de conférences en danse à l’Université de Lille 3 : "Les normes, parfois moins objectivées parfois moins explicites [qu’en danse classique], existent énormément aussi dans les compagnies de danse contemporaine". Elle insiste : "On est dans une économie du désir, de la norme esthétique et de la performance corporelle; ce serait vraiment se leurrer que de s’imaginer qu’on peut tout faire en danse contemporaine et que n’importe qui peut danser. Après, ça n’arrête pas de bouger : les corps des danseurs aujourd’hui ne sont pas ceux du début des années 1990, les entraînements, les façons de bouger et les attentes ont changé, donc les dessins des corps aussi. Mais ce serait un leurre de s’imaginer qu’il y a un espace de la danse où il n’y a pas de normes."
Regard historique
Les danseuses classiques ont-elles, de tout temps, été ces silhouettes éthérées ? "Non, affirme Marie Glon, maître de conférences en danse à l’Université de Lille 3. Il n’y a aucune évidence à ce que les danseuses soient toutes longilignes, à ce qu’elles n’aient pas de seins, pas de fesses, pas de hanches. Il suffit de regarder des dessins ou des photographies, ne serait-ce qu’au XIXe siècle, pour se rendre compte que les corps n’arrêtent pas de changer."
Au XIXe. "Les danseuses sont plus rondes et potelées. Quand on regarde des images de la danseuse Pierina Legnani, on voit qu’elle a une taille très fine et façonnée par un corset, mais elle a des bras très ronds et, surtout, de profil, elle a une cage thoracique extrêmement imposante."
Dans la 1re moitié du XXe. "Le corset disparaît. Les femmes acquièrent une liberté motrice nouvelle, avec, notamment, le développement des activités sportives." Conséquence ? "Le rapport au corps devient plus exigeant. Entre les années 1920 et 1930, les normes de poids ne cessent de baisser. En danse classique, mais aussi dans le monde féminin en général, les corps tendent à être de plus en plus fins, de plus en plus élancés et de plus en plus musclés."
Dans la 2de moitié du XXe et au XXIe. "Dans les années 60-70, quand on voit Claude Bessy (NdlR : danseuse étoile de l’Opéra de Paris) , elle a un corps solide, très féminin, avec des seins et des hanches." A partir de 1980, la tendance va vers des corps longilignes aux courbes très peu marquées. "Néanmoins, à partir des années 90, des scandales liés à l’anorexie ont fait qu’une forme de vigilance s’est mise en place dans les grandes écoles de danse."
A savoir
Roman. “La Ballerine aux gros seins”, Véronique Sels, Arthaud, 2018, 233 p., 17 €
Spectacle. L’ancienne danseuse classique Marie Doutrepont organise ces 10 et 11 mars à Liège la 6e édition des “Hivernales de la danse”, un gala rassemblant de nombreuses étoiles internationales. Infos et rés. : 070.660.601 – www.leshivernales.be