De Conakry à Avignon, jeux et enjeux de la francophonie métissée
Le Festival d’Avignon n’a pas seul droit de cité aux Doms. Avec les Francophoniriques, le théâtre belge de la cité des papes fait écho aux chantiers menés par des binômes d’artistes à Univers des Mots, à Conakry. Récit d’un voyage à mille temps, à l’écoute de ce que les écritures d’aujourd’hui ont à nous faire sentir.
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- Publié le 12-12-2019 à 19h03
- Mis à jour le 13-12-2019 à 01h25
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Le Festival d’Avignon n’a pas seul droit de cité aux Doms. Avec les Francophoniriques, le théâtre belge de la cité des papes fait écho aux chantiers menés par des binômes d’artistes à Univers des Mots, à Conakry. Récit d’un voyage à mille temps, à l’écoute de ce que les écritures d’aujourd’hui ont à nous faire sentir.
Klaxons, trafic insensé, chaleur moite, odeur entêtante de fumée. Un soir de novembre à Conakry, Guinée. Pas assez de tous nos sens pour absorber ces impressions premières qui auraient tôt fait de se figer en clichés. À moins que le réel les secoue suffisamment. C’est bien, en une douzaine de jours, ce qui va se produire.
Né en 2012, sous l’impulsion de l’auteur et metteur en scène Bilia Bah, le festival Univers des Mots, cinquième du nom, a évolué, mûri, et récemment déménagé du quartier dit La Minière à celui de Kaporo, et aux nouveaux Studios Kirah – le chemin, en langue nationale soussou.
De chemins en carrefours
La métaphore est évidente autant qu’appropriée, tant l’histoire du festival est sillonnée de chemins, balisée des carrefours suscités par Hakim Bah, dramaturge et, depuis 2017, directeur artistique de cette "Fabrique des écritures contemporaines". Ainsi se forment des binômes entre créateurs africains (Guinée, Cameroun, Bénin, Mali, Côte d’Ivoire, Togo, Algérie…) et artistes d’ailleurs (France, Belgique, Canada, Suisse…). Ces associations temporaires, en trois semaines de chantier, élaborent une maquette – forme transitoire d’une création qui pendant le festival s’inscrira, souvent, dans un lieu singulier, sinon improbable, de cette capitale dotée d’une unique véritable salle de théâtre, au sein du Centre culturel franco-guinéen.

Arrière-cour d’habitation, terrain vague, palais ministériel à l’abandon, maison des jeunes, garage à ciel ouvert deviennent zones d’exploration, hérissées de défis. Car les fameux chemins se révèlent tortueux, cahoteux, encombrés de déchets, empoussiérés de terre rouge. Avec au bout, en plein milieu ou sur le bas-côté, sous le soleil écrasant ou dans l’obscurité mate des coupures de courant, toujours la rencontre. Artistique forcément, humaine avant tout, heurts et chaleur en prime.
Multidirectionnel
On se trouve là en terrain francophone, à l’intersection d’univers et de personnalités qui se frottent, se percutent, s’entendent, s’acharnent et créent du neuf, non seulement théâtral mais à la croisée des disciplines.
La poésie de l’Algérienne Samira Negrouche et l’écriture chorégraphique de la Française Fatou Cissé s’enchevêtrent dans Traces. Cédric Brossard (Cie Acétés, F) désosse malicieusement le western pour, sous la plume d’Hakim Bah, évoquer le rôle du géant Bouygues en Afrique de l’Ouest (Traque). Le danseur français Lionel Fredoc et l’auteur guinéen Bilia Bah entrent en dialogue autour de l’identité, de l’errance, du pouvoir dans Carnet de voyage. Avec le soutien dramaturgique d’Hassane Sylla (Guinée), Élise Simonet et Joris Lacoste (Encyclopédie de la parole, F) ont plongé dans les sons de la vie locale – du boniment sur les marchés aux pubs sur Internet – pour les recréer dans leur jubilatoire Jukebox à Conakry.
Inspirée par Misterioso-119 de Koffi Kwahulé, Hermine Yollo (Cameroun) a composé avec M119 Autopsie un suspense en huis clos au féminin, exploré avec une âpreté ludique par le metteur en scène Laurent Hatat. De Démocratie chez les grenouilles, fable cruelle signée Jérôme Tossavi (Bénin), Geneviève Blais (Québec) fait une déambulation poétique et pugnace.
Ces maquettes – parmi bien d’autres – ont aussi bénéficié de l’inventivité d’équipes de scénographes, d’enseignants et d’étudiants en art et scénographie venus de Strasbourg, Vienne et Bruxelles (la Cambre, atelier de Zouzou Leyens). Croisements et échanges encore.

Le relief du temps
"Je suis souvent en colère, alors j’écris", confie Sandrine Roche, dont le texte Feutrine aborde "l’humiliation dans le pouvoir, dans l’aménagement du territoire qui empêche les gens d’être les inventeurs de leur propre vie". En sort une maquette ambitieuse, forte, résolument pluridisciplinaire, mise en scène par Martin Ambara (Cameroun) et en mouvement par Marius Seu (Guinée).
L’autrice française fait partie des artistes d’Univers des Mots venus à Avignon malgré les perturbations du trafic ferroviaire et autres aléas de visas – déposer une trace de leur expérience guinéenne. En périphérie de sa pièce, Sandrine Roche offre au public des Doms une immersion dans le vif de ce séjour si intense. Sur fond d’images filmées mais muettes de Feutrine, après quelques mots d’introduction – incluant le temps dont la densité, en Afrique, "n’a presque plus de durée mais du relief", mais aussi ses habitudes quotidiennes –, elle envoie un montage des sons de Conakry (répétitions, discussions, circulation…) tout en confectionnant à la chaîne, éclairée de sa seule lampe frontale, les sandwiches à l’omelette qui furent là-bas son petit-déjeuner quotidien. Où comment la performance convoque et provoque les sens.
Traces et transmission
Parmi les nombreux partenaires africains et européens d’Univers des Mots (de l’Institut français à la Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, en passant par RFI), le Théâtre des Doms avait ouvert sa présence à celle d’intervenantes belges, dans l’idée d’un chemin là aussi, d’un accompagnement, d’une transmission. L’atelier d’écriture de Veronika Mabardi a ainsi pris place, entre une première étape à Tournai et celle d’Avignon, dans une classe du Lycée Sophiapole. Les élèves d’ici et de là-bas auront travaillé sur des thématiques communes et enchaînées, dans la générosité du verbe et la transmission à l’œuvre, bien vivante.
“Je suis en société mais ma solitude me dit le contraire”, écrit ainsi Haby Barry, lycéenne à Conakry, lors d'une des séances proposées et encadrées par l'autrice belge, en collaboration avec le metteur en scène et animateur guinéen Louis Lamah, sur le thème “Vous êtes ici”.
Traces encore avec le témoignage en images non seulement des spectacles mais de la ville, des rencontres, livré par la photographe Céline Chariot - et qui se retrouve exposé/projeté aux Doms pour les Francophoniriques. Transmission toujours avec la mise sur pied à Conakry d’un laboratoire d’échange autour des réalités du journalisme culturel et de la critique.

Autant de pistes ouvertes dans le dialogue qui s’est noué, il y a quatre ans, en Pologne, lors d’un festival autour de la francophonie et où se sont rencontrés Alain Cofino Gomez et Hakim Bah – qui y participait en tant qu’auteur.
"On décide assez vite de se tendre la main, raconte le directeur des Doms. J’invite Hakim à parler d’Univers des Mots la première année ; la deuxième année j’y vais, et j’invite un spectacle. L’édition présente des Francophoniriques lui est pratiquement entièrement consacrée. Et s’est notamment construite en emmenant des artistes de chez nous là-bas, et des artistes de là-bas chez nous."
Éloge du déplacement
L’idée des Francophoniriques, pour Alain Cofino Gomez, va "au-delà de la langue, même si la clef c’est le français, qui nous permet d’ouvrir ces portes, de susciter et de vivre des rencontres". C’est pourquoi la connexion s’est opérée très naturellement avec Univers des Mots : "Le festival, je l’ai toujours pensé comme un endroit où on mixe les choses, un endroit du mélange, un endroit qui fait peur aux identitaires, si on veut parler politiquement. Un endroit où on ose le métissage : de la langue, mais aussi des formes artistiques."
Un éloge, en somme, du déplacement : celui du voyage, des références qui s’entrechoquent, des barrières qui sautent. Celui qui nourrit la culture. Celui qui donne son intensité, sa richesse à l’art véritablement vivant, de la durée où il s’invente jusqu’à l’instant où il surgit, dans la vérité intime et collective de la rencontre.
- Francophoniriques. Le 4e "petit festival avec la langue" court jusqu’à ce vendredi au Théâtre des Doms, à Avignon, et offre une caisse de résonance à son partenaire à Conakry.
- Univers des mots. Du 14 au 23 novembre s’est tenue, dans la capitale guinéenne, la 5e édition de cet événement organisé comme une "Fabrique des écritures contemporaines". S’y orchestraient des ateliers, rencontres et autres chantiers artistiques, pour donner naissance à des maquettes théâtrales, au sens large.
- Infos, échos, images et mots. Univers des mots - www.lesdoms.eu
Conakry, l'Univers des Mots
Les Doms en saison : Résidences et festivals, au pluriel
Il y a une vie aux Doms en dehors de juillet et du Festival d’Avignon. Mille vies, même. Car l’activité principale du théâtre belge de la cité des papes est d’offrir "un temps, une bulle"à des compagnies de la Fédération Wallonie-Bruxelles (une douzaine au cours de l’année) venues y forger, sculpter, peaufiner une création, la frotter aussi au public des "sorties de résidence" - soirées qui font salle comble de spectateurs curieux de la créativité belge, avides des formats parfois hors-norme qui s’y esquissent.
Ainsi Sandrine Huyard, installée à Avignon depuis plus de 15 ans et voisine des Doms, est-elle une fidèle de l’endroit, été comme hiver. En juillet dernier, elle a participé aux ateliers donnés par l’autrice Anne Thuot. Cette semaine, elle suit assidûment les Francophoniriques, qui, cette année, donnent un large écho à Univers des Mots.
La francophonie faisait partie d’emblée du projet d’Alain Coffine Gomez pour les Doms : "Explorer, autour de cela, ce qu’on pouvait faire avec cet outil, et qui entrait largement dans la question de l’ouverture au monde et de la mobilité des artistes, dans l’idée d’échange et de porosité que doit porter un théâtre." Un esprit d’ouverture et de décloisonnement dans lequel s’inscrivent les Francophoniriques, insiste le directeur des Doms. Tendant la main à diverses structures – y compris aux couleurs belges, dont le tout jeune Épiscène, mais pas seulement, loin de là, histoire de battre en brèche l’entre-soi –, les Doms travaillent résolument à élargir sur le territoire avignonnais le réseau du "petit festival avec la langue".