Théâtre: Favoriser le temps de la création, sortir de la marchandisation
"Pas de retour à la norme !" affirment des acteurs-clefs du théâtre. Les salles closes ne signifient pas que leur art soit à l’arrêt. Au contraire, ce devrait être un temps pour réfléchir, travailler, imaginer un avenir différent.
Publié le 12-05-2020 à 08h59 - Mis à jour le 12-05-2020 à 17h16
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"Pas de retour à la norme !" affirment des acteurs-clefs du théâtre. Les salles closes ne signifient pas que leur art soit à l’arrêt. Au contraire, ce devrait être un temps pour réfléchir, travailler, imaginer un avenir différent.
Si la pandémie et l’absence de réponse politique jettent le monde du théâtre dans le désarroi, jusqu’à la désespérance pour les intermittents qui perdent tout et la colère pour d’autres, c’est aussi un temps pour réfléchir à l’avenir des pratiques.
Dans une carte blanche intitulée Pas de retour à la norme!, Nathanaël Harcq, directeur du Conservatoire royal de Liège et secrétaire général de Théâtre et Publics, développe l’idée que, si la crise ne servait pas aussi à réinventer le théâtre public, elle serait doublement douloureuse.
Réunis en table ronde virtuelle, nos interlocuteurs sont actifs sur les scènes belges ou dans leurs parages immédiats: Françoise Bloch (metteuse en scène, entre autres, de Money ! ou Grow or go), Jérôme de Falloise (comédien, membre du Nimis Group et du Raoul Collectif), David Murgia (acteur, membre du Raoul Collectif, qui devait créer au National Une cérémonie puis l’emmener à Avignon), Justine Lequette (comédienne, metteuse en scène du remarqué J’abandonne une partie de moi que j’adapte), Adeline Rosenstein (qui se présente comme "comédienne comique", autrice et metteuse en scène du puissant Décris-ravage, sur l’histoire de la Palestine) et Julien Sigard (producteur, codirecteur du bureau de production et diffusion Habemus Papam).
L’idée fausse d’un secteur "à l’arrêt"
"Ce qui a déclenché mon texte, explique Nathanaël Harcq, est le choc d’entendre les directions des institutions théâtrales, soumises certes à des problèmes réels et graves de salles fermées, déclarer que tout le secteur était à l’arrêt. Or, c’est faux, c’est oublier tout un travail qui peut continuer, d’artistes qui conçoivent des dramaturgies, travaillent les textes, imaginent d’autres pratiques : toute cette effervescence en amont de la représentation et qui est justement le travail en général non rémunéré. Mon idée est que, sans oublier d’assurer les revenus des intermittents et l’aide aux institutions, on doit aussi assurer le financement de tout ce travail de recherche. Même si personne ne se réjouit bien sûr de cette situation épouvantablement violente, la crise offre des opportunités de revoir nos fonctionnements. Ce temps forcé peut permettre aux artistes d’occuper les plateaux dans des temps plus longs, d’échapper à la quête incessante d’efficacité où notre travail est devenu une marchandise comme les autres. On peut utiliser le temps de la crise pour s’émanciper de la marchandisation de l’art."
Justine Lequette précise : "Personne ne peut dire combien cette crise durera pour nous. Un an ? Un an et demi ? Utilisons ce temps pour réfléchir non seulement à des formes adaptées à la crise (jouer en plein air ou devant des salles réduites, porter des masques...), mais aussi à des formes futures, pérennes, pour le public de demain. Jusqu’ici la question de la représentation était le centre de tout. C’est comme s’il n’existait plus de recherche fondamentale permettant l’innovation mais uniquement une recherche appliquée. Comme si on exigeait d’un scientifique de trouver un vaccin pour une date prédéterminée..."
Points de rupture
La recherche ? "Impossible à ce jour", lance Adeline Rosenstein. "Pour faire une création, il faut commencer par la décrire, très à l’avance, garantir sa livraison à telle date, et quasiment engager deux personnes pour débroussailler la paperasse. C’est l’inverse de la recherche ! On ne fait pas assez confiance aux artistes. Trois quarts de notre travail, celui en amont, de recherche, se fait dès lors sans rémunération et de manière clandestine."
Utiliser la crise pour réinventer et ne pas faire du monde de demain une pâle copie de celui d’hier ? Françoise Bloch en rêve.
Arrêtée au début du processus de son nouveau spectacle au titre prémonitoire de Points de rupture, elle explique : "J’ai beaucoup rêvé ces derniers jours. N’avoir que 30 spectateurs dans une salle de 500 places, avec des fauteuils vides autour de chacun, pourrait donner des choses surprenantes et neuves, inédites. Quelles interactions naîtront entre ces spectateurs qui auront bravé quelque chose pour venir nous entendre et nous qui en aurons bravé d’autres pour jouer ? Cela peut permettre de réimaginer l’accueil des publics."
Justine Lequette aussi rêve de pouvoir associer le public au processus même de création, avec lequel il réagirait.
David Murgia estime "effrayant" de voir que "le moment de la représentation est le seul qui compte et que tout est à l’arrêt parce qu’on ne peut pas mettre 50 personnes dans une salle de 500 places". Or, ce qui l’anime, "c’est de vite remonter sur le plateau et d’inventer, réfléchir à des formes, y inviter les gens".
D’autres imaginaires
"On est prêts pour reprendre les répétitions, ajoute Jérôme de Falloise, et imaginer des formes qui ne consistent pas seulement à jouer avec des masques et la distanciation physique."
Julien Sigard estime "intéressant que la crise mette en route d’autres imaginaires". Les producteurs, confirme-t-il, sont mobilisés. "Cela ne nous tétanise pas. Mon travail va se modifier mais ne s’arrête pas. C’est une période d’échanges et d’intense réflexion."
Nathanaël Harcq insiste sur le danger, déjà marqué avant la crise, d’une marchandisation de l’art. "On a vu comment les coupes successives dans le service public et la privatisation, en particulier du secteur de la santé, ont été catastrophiques. On vit aujourd’hui la même chose avec la culture. On a par exemple imaginé d’aider le théâtre avec le tax shelter. Bonne idée, mais qui a vacillé dès la crise venue. Je crains que ce processus, déjà en route auparavant, ne continue et qu’on aille vers ce que j’appellerais une esthétique de la fête des voisins, sans plus de temps et de place pour la création."
Adeline Rosenstein, en écho, redoute un repli sur "les produits régionaux", la perte "des échanges avec les expériences à l’étranger".
Le danger du repli
Julien Sigard, comme les autres intervenants, insiste sur le rôle important des institutions mais questionne, pour ce qui touche le service public, la nécessité d’équilibrer les comptes avec la billetterie. "Cette exigence risque de mener à une standardisation des formes, à un refus du risque."
Mais le coût ne sera-t-il pas grand si on veut aider les institutions, accorder aux intermittents une prolongation d’un an de leurs droits (l’année blanche) et, en plus, permettre à ces artistes d’inventer de nouveaux rapports au temps de la création, de nouveaux rapports aussi à la scène et au public, de conforter leur travail de recherche ?
"Il faut un réinvestissement massif dans la culture. On a trop laissé faire ces dernières années en acceptant de placer des milliers d’artistes et de techniciens dans des situations très précaires", martèle David Murgia, catégorique. "Nous recueillons et relayons le cri de nombreuses personnes en souffrance, dans un grand désarroi", ajoute Adeline Rosenstein.
Quels héros ?
Ce refinancement doit aussi permettre de rééquilibrer les choses au profit des artistes par rapport aux institutions, insiste Nathanaël Harcq. "Si on nous le refuse, il faudra assumer d’être les méchants des méchants..."
Or l’optimisme n’est pas de mise : "Un mois avant la crise, le personnel des hôpitaux français manifestait chaque jour et recevait des coups de crosse, rappelle Nathanaël Harcq. Ces même soignants sont devenus les héros de la crise. Mais, comme le disait Brecht, ‘malheureux le pays qui a besoin de héros’, car il est très probable que les héros d’aujourd’hui seront demain déboulonnés de leur piédestal."
David Murgia aussi craint que les appels à un nouveau monde ne débouchent que sur un retour à une violence sociale décuplée. "Raison de plus, dit-il, pour les créateurs et artistes d’imaginer des contre-histoires, des contre-récits."
Le théâtre n’est pas qu’un secteur économique qui doit justifier de sa nécessité sur ce terrain-là, souligne en outre Adeline Rosenstein. Elle rappelle la crainte de Gilles Deleuze, qui disait que, parfois, la culture disparaît sans qu’on le sache : "Ce sont les périodes où la censure règne, où les prisons sont pleines, où on régale les spectateurs de spectacles qui ne dérangent personne."