Quand l’art fait un détour par la rue
Chaque mercredi, des battles de danse hip hop, les Detours Cyphers, investissent le Mont des Arts. En plein déconfinement, l’art s’approprie plus que jamais l’espace public. Décryptage avec l’historien de l’art Paul Ardenne.
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- Publié le 28-07-2020 à 12h24
- Mis à jour le 28-07-2020 à 13h02
Du haut de l’esplanade du Mont des Arts, Bruxelles, majestueuse, s’étire jusqu’à l’horizon, bercée, en cette fin d’après-midi, par un soleil généreux. “C’est un endroit magnifique et emblématique”, s’enthousiasme Milan Emmanuel, danseur contemporain et hip hop et directeur de la compagnie No Way Back. “C’est ici qu’on doit être, avec une esplanade naturelle et un beau sol plat. Ce qui est d’autant plus important pour le breakdance et le headspin (tours sur la tête, NdlR)”, souligne-t-il tandis qu’il appose au sol des marques rouges afin de délimiter l’espace pour les danseurs et les spectateurs dans le respect de la distanciation physique.
Dans un peu moins d’une heure débuteront les Detours Cyphers, des battles de danse urbaine que Milan Emmanuel organise depuis cinq ans, tous les étés, avec le soutien de la Ville de Bruxelles. “Pour chaque mercredi, on a sélectionné un style de danse très spécifique qu’on souhaite mettre en avant, explique-t-il. Ces battles sont ouverts à tous, professionnels et amateurs. Il y a aussi des workshops et un battle tous styles confondus qui termine les sessions. Les gagnants de chaque semaine sont sélectionnés pour la grande finale qui aura lieu le 16 septembre”. House dance, headspin, krump, afro dance, robot, voguin…, “cette année, on se permet de faire de plus grands détours pour montrer au public des styles plus désuets et méconnus du hip hop”.
À mesure que la musique retentit – ce soir, c’est DJ Alex aux platines – et qu’arrivent au compte-gouttes les danseurs, les premiers spectateurs s’installent sur les marches du Mont des Arts tandis que des passants, curieux, s’arrêtent dans leur élan pour observer ce qui se trame… Micro en main, Milan harangue : “Vous voulez voir des trucs incroyables ? Alors, on va vous présenter quelques danseurs !”. Freestyle football, breakdance,… Djibril, Stefan et Dialo se lancent sur la piste pour de courtes démos. Et le public accroche. “Ma spécialité, c’est le breakdance. c’est-à-dire des mouvements gymnastiques très dynamiques, décrit Stefan, 25 ans. J’ai découvert le hip hop dans les gares quand j’étais adolescent. Il faut des années pour apprendre le break. Cela nécessite un entraînement quotidien, avec des étirements et du renforcement musculaire. La danse fait partie de ma vie. Elle m’a mis sur le droit chemin, m’a permis de gagner en maturité et de décrocher un emploi”.
“Amener le théâtre à la rue et la rue au théâtre”
“Dans dix minutes, on va commencer le battle house (dédié à la house dance, NdlR), s’adresse Milan au public. C’est un moment de partage collectif. Si vous avez un talent caché, c’est le moment de le montrer”. Pas besoin, en effet, d’être danseur pro pour fouler le bitume. “L’idée des Detours Cyphers est de vulgariser tous ces styles de danse urbaine qu’on a peut-être l’habitude de voir à la télé ou qu’on n’ose pas pratiquer. Cela permet de rencontrer des danseurs, d’oser faire quelques pas, de vraiment entrer dans le cercle”, assure le chorégraphe. Dont la volonté est “d’amener la rue au théâtre et le théâtre à la rue”. Une philosophie qui prend plus que jamais son sens en ces temps de déconfinement où la Culture innove et investit l’espace public (lire ci-contre). “Les danseurs de hip hop s’entraînent de plus en plus dans des salles et les battles s’organisent également souvent dans des lieux fermés, donc c’est important de les ramener à la rue et auprès du grand public, estime Milan. Ce déconfinement est donc peut-être une belle aubaine pour le hip hop, car, en ce moment, les théâtres cherchent à présenter des activités en rue et veulent se réinventer par rapport à la rue. Nous, nous le faisons déjà. Cela fait longtemps que nous travaillons en rue. Nous avons les codes. Mais j’espère que l’on pourra refaire des spectacles en salle parce que nous ne nous arrêtons pas à la rue. Le but, c’est aussi d’attirer le public dans les théâtres”.
Liberté, égalité
Ici, pas de juges extérieurs. C’est le public qui vote pour son danseur préféré. “Respectez la distanciation sociale ou alors mettez un masque. On vous en distribue”, rappelle Milan alors que les deux premiers danseurs se placent sur la “piste”. “Les règles ? Deux passages chacun et on se salue en se touchant la pointe du coude. Ça, c’est Covid-free. Et c’est parti pour le premier battle.”Mouvements doux ou saccadés, bras ondulants, souples ou tendus, sauts, figures au sol, déhanchés,…, en tout une quinzaine de danseurs, d’ici et d’ailleurs, se relaient au rythme de sons dance, sous les applaudissements nourris d’un public conquis. Après trois mois de confinement, Diva, danseuse pro, vient de retrouver avec bonheur le plaisir de danser avec d’autres artistes et en public. “Tu peux danser dans ta chambre, mais le public demeure précieux, car il te juge à ta juste valeur, ressent-elle. Dans le hip hop, il y a une grande liberté. C’est ouvert à tous : hommes, femmes, enfants, plus âgés. Belges, Congolais, Arabes,…, dans la danse, on est tous pareils. On danse ensemble et on partage ensemble”.
EN PRATIQUE
Quoi ? Les Detours Cyphers, battles de danse urbaine en freestyle, permettent aux danseurs de s’exprimer librement et de partager leur inspiration du moment avec les autres participants.
Où et quand ? Au Mont des Arts, dans le centre de Bruxelles, jusqu’au 16 septembre, tous les mercredis, de 18 h à 20 h. Ces battles précèdent le Detours Festival, festival international d’arts urbains, du 23 au 26 septembre.
Infos sur www.detoursfestival.be. Accès gratuit.

Paul Ardenne : “Par définition, toute création culturelle vise un destinataire”
Set du DJ Henri PFR au sommet de l’Atomium, plateaux d’humoristes et improvisation au Lac de Genval, “festival impromptu” de théâtre au Château du Karreveld, battles de danse au Mont des Arts (lire ci-contre), promenade musicale dans le parc d’Enghien (festival LaSemo),… En cet été tout particulier, la Culture innove et s’émancipe plus que jamais des lieux clos pour s’approprier l’espace public. Décryptage avec Paul Ardenne, écrivain et historien de l’art français.
Alors que la crise sanitaire a mis à l’arrêt des pans entiers de la culture, le déconfinement fait émerger de multiples initiatives artistiques et culturelles en rue. Peut-on affirmer que l’art se réapproprie l’espace public ?
Tout d’abord, circonscrivons bien ce dont on parle : l’art ou la culture dans l’espace public, c’est-à-dire le fait pour des artistes, quels qu’ils soient (comédiens, plasticiens, installateurs, performeurs, street artistes,…), de s’installer dans l’espace public et d’utiliser la rue, des places,… comme lieux de création. En ce qui concerne la France, que je connais bien, mais aussi la Belgique, on peut dire que ce mouvement a été amorcé bien avant la crise du coronavirus parce qu’en fait, il existe depuis longtemps de grands festivals de rue dans tous les domaines : théâtre, cirque, danse, arts plastiques, littérature, poésie, musique,…
La pandémie pourrait-elle pérenniser ces formes d’art en extérieur, délaissant ainsi quelque peu les salles fermées, fréquentées davantage par un public averti et plutôt aisé ?
Je dirais deux choses. Primo, si ces lieux fermés existent, ce n’est pas par hasard. En fait, ils ont été culturellement construits, à mesure qu’un certain type de sociétés inégalitaires et hiérarchiques se développaient. Voyez le Théâtre du Globe shakespearien : c’était un théâtre ouvert à tous et très accessible. En revanche, un siècle et demi plus tard, la Comédie française était un théâtre fermé, un théâtre d’élite. Secundo, toute l’histoire humaine est une histoire d’adaptation. Et cela vaut aussi pour la Culture. Si tant est, hélas, que cette crise pandémique continue, bien sûr qu’il faudra s’adapter et, bien sûr qu’il y aura adaptation. Cela sera moins sensible dans certains pays comme la France, car ce mouvement de l’art dans l’espace public est né avec les dadaïstes, les surréalistes mais aussi avec l’Union soviétique, c’est-à-dire l’idée d’un art socialiste pour tous. Mais attention, c’est également une question de mentalité. Et la mentalité latine est plus portée à ce type d’adaptation que, par exemple, la mentalité calviniste ou post-calviniste. Néanmoins, s’il faut s’adapter, on s’adaptera, plus ou moins facilement, car il y a ce désir du divertissement : nous aimons les spectacles. En outre, incontestablement, cela laissera des marques, car il reste toujours quelque chose de ces spectacles, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils ont été montés, même chez les gens qui ont peu accès à la culture. Si nous aimons les spectacles, nous sommes tous des émotifs : je ne connais personne qui ne soit pas brusquement saisi, à un moment ou un autre, par un air d’opéra, une peinture, un riff de rock, une chorégraphie, etc.
Ce mouvement aura donc un effet sur une démocratisation de la culture.
Oui, bien sûr. Mais en étant prudent, car, d’une part, cela ne se fera pas rapidement et, d’autre part, il faut, hélas, que la crise sanitaire continue sinon on reviendra très vite aux anciennes pratiques. Mais, disons que si l’on devait vivre sous une sorte de contrainte menaçante perpétuelle ou perpétuellement prolongée, de fait, oui, bien sûr, cela se modifiera. C’est obligatoire. Tout simplement parce que les gens ne peuvent pas rester à ne rien faire. Regardez, les musiciens ont joué chez eux ; les peintres, artistes et photographes ont sur-utilisé Instagram pour exposer leurs travaux aux yeux de tous ; les poètes ont fait des lectures sur les réseaux sociaux ; etc. Pourquoi ? Parce que, par définition, toute création culturelle vise un destinataire, au moins imaginaire et possiblement transformable en destinataire concret. Donc, de fait, on ne peut pas imaginer que les artistes continuent à ne créer que pour eux-mêmes, chez eux, sans communiquer qui avec ses voisins, qui avec la ville, qui avec le monde. C’est inenvisageable.
On lira par ailleurs “Heureux, les créateurs ?”, Paul Ardenne, 2016, Éd. Le Bord de l’Eau