F(s) laboure le terrain d’une direction collective au féminin
La candidature de F(s) au Varia, si elle n’a pas atteint le second tour, pose des questions au présent et des jalons pour l’avenir. Entretien exclusif.
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Publié le 12-11-2020 à 07h05
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Plusieurs théâtres de la Fédération Wallonie-Bruxelles renouvellent leur direction. Processus réalisé au Rideau de Bruxelles (où Michael Delaunoy a passé le témoin à Cathy Min Jung), à l’Atelier Théâtre Jean Vilar (où Emmanuel Dekoninck a été nommé à la suite de Cécile Van Snick) ; processus en cours au Théâtre de Namur et au Varia.
Celui-ci lançait en mai dernier un appel à projets "en vue de nommer une nouvelle direction générale et artistique à partir du 1er juillet 2021". Appel caractérisé par un sens de l’ouverture aux formules neuves.
En juillet, F(s) – groupe né il y a un peu plus de deux ans et fort à ce jour de plus de 2300 femmes ou identifiées comme telles, mobilisées pour davantage d’équité et une meilleure représentativité dans le secteur culturel – mûrit l’idée de poser sa candidature en tant que collectif. Un groupe de travail d’une quinzaine de membres de F(s) se constitue et se met au vert pour un temps de réflexion et de construction.
La Libre a rencontré une demi-douzaine d’entre elles – par écran, caméra et micro interposés – alors que le collectif venait d’apprendre l’éviction de son dossier au premier tour de sélection. "À l’acte que nous avions posé, délibérément politique, nous avons reçu une réponse type, purement formelle", lance l’une de nos interlocutrices. Notons ici que nous sommes convenues de ne désigner aucune nommément – conformément à la candidature, posée au nom de F(s) comme entité.
Contrer la culture du secret
Au fait, cet anonymat (tout relatif) aurait-il pesé dans le choix de l’institution d’écarter le dossier de F(s) ?
"On préfère ne pas mettre en avant nos noms. Dans une société prompte à toujours personnaliser les combats, le collectif fait l’inverse", soulignent les membres du "groupe candidature", pour qui ce refus soulève la question d’un "manque de curiosité", voire d’une "culture du secret". Là où, d’ailleurs, le comité de sélection du Varia n’est détaillé qu’en ces termes : "deux membres de l’équipe du théâtre, trois membres du conseil d’administration, quatre personnes extérieures."
"Si nos noms n’apparaissent pas, c’est qu’on souhaite donner priorité à la masse. Partager au maximum. Bien sûr, si notre projet avait passé ce premier tour, nous serions apparues à visage découvert…" Ceci dans un contexte, notamment médiatique, où il arrive encore que des femmes, justement, ne soient pas nommées mais désignées par le seul fait d’être femmes. C’est ainsi que, pour son CV, F(s) s’est inspirée de la page Wikipedia d’"Une femme", parodiant ces innombrables titres sur le mode "Une femme nommée à la tête de…" (lire ci-dessous).
Veilleuses et turbines
Dans sa globalité comme dans ce cas précis, F(s) revendique un double rôle de veille et d’activation.
"Cette candidature est un acte mobilisateur. Une recherche d’horizontalité, à rebours du fonctionnement hiérarchique habituel." Leur projet comporte d’une part une intendante (poste rémunéré, à durée déterminée, en rotation), et de l’autre un comité de programmation incluant toutes les personnes usagères du lieu (membres de l’équipe permanente du théâtre et du CA, spectatrices et spectateurs, artistes) dans un souci de diversité réelle, "afin de rompre avec la logique de simple consommation, de pouvoir pyramidal, et de susciter un nouvel intérêt pour les publics", indique le dossier.
"Pour assurer cette diversité, on a établi une grille des privilèges basée sur une série des critères (homme - blanc - cisgenre - hétéro - valide - études supérieures…) valant des "points", ce qui permet de déterminer des plafonds, de veiller à une meilleure répartition de la décision, et qui sert de base à une programmation ouverte à d’autres narrations."
Mais, avant toute programmation théâtrale, le projet de F(s) a à cœur de "mettre en travail l’endroit du théâtre – en ses composantes sociale, politique… – pour enfin mettre l’artistique au service de l’humain". C’est un laboratoire, insistent les sept femmes qui nous parlent, "un chantier, une remise en question permanente".
"Une pure démarche de sororité"
F(s) dans sa candidature s’est attachée à "repenser la temporalité de la production, respecter les urgences, réfléchir avec une large représentativité, aller au-delà de l’artiste comme produit de consommation". Cette réflexion englobe la dimension écologique. F(s) met ainsi en question les superproductions, et en avant le fait de créer avec plus de spontanéité, la mutualisation du matériel, des services. "Il faut réinterroger notre vision de l’excellence. Le paysage théâtral actuel valorise les gros spectacles de deux heures, avec des scénographies un peu spectaculaires. Or, il existe différents formats, adresses, moyens."
Casser les carcans, alors ? "En tout cas, inventer une narration neuve, qui ne soit ni patriarcale ni néolibérale." Une utopie ? Ça se pourrait. "Un mouvement positif qui évolue vers la joie, glisse F(s) en entretien à distance. Nous inventerons des utopies en tant que ce qui n’est pas l’irréalisable mais l’irréalisé", développait le collectif dans sa lettre de motivation.
Le Varia annonçait pour début novembre une première sélection de dix projets au maximum. Consulté par nos soins, il n’a souhaité confirmer aucun chiffre afin de garder "la sérénité dans la procédure" et par "souci de transparence" (sic). Certains bruits font état de cinq dossiers seulement encore en lice, portés, soulignent nos interlocutrices, par "des collectifs ou des femmes seules", ce dont elles se réjouissent.
Elles pourraient même ne pas y être pour rien. Car la candidature F(s) – proposant un modèle de direction neuf, horizontal, mouvant, inclusif, représentatif, solidaire – a aussi pour vertu d’"accompagner, renforcer celles qui souhaiteraient se présenter à des postes de direction. Nous avons travaillé à cette idée, et continuons de le faire, dans la multiplicité de qui nous sommes, dans une pure démarche de sororité. En mettant de côté les tensions internes. On n’est pas dans la compétition, mais plutôt dans une dynamique d’inspiration. Le but d’ailleurs n’est pas nécessairement de diriger, mais surtout que les choses changent."
Le pari joyeux de l’intelligence collective
Un changement que F(s) souhaite global et articule en plusieurs volets, autour d’un axe politique de lutte contre les discriminations systémiques : sexistes, sociales, raciales… Un besoin de représentativité qui peut désormais s’appuyer sur les conclusions chiffrées de l’étude La Deuxième Scène (commanditée par Écarlate la Cie, menée et réalisée par l’ULiège, l’UCL et la Chaufferie-Acte 1) quant à la présence des femmes dans le champ des arts de la scène.
En conclure que le dossier de F(s) répondrait à un constat critique, voire amer, de l’état des lieux théâtraux serait bien réducteur. "Notre candidature n’est pas là pour donner une leçon. Nous nous plaçons à l’intérieur de ce qui est à travailler, répondent celles qui ont fait le pari joyeux de l’intelligence collective. Les expériences plurielles font la force de F(s). Avec cette mise au vert, on a éprouvé ce que signifie travailler à plusieurs, réfléchir ensemble, être dans le constructif, pas dans l’opposition."
Activer la parole, s’y appuyer, rebondir, dans une horizontalité fédératrice et contagieuse, voilà le modèle que suggère F(s). "Et il fonctionne !" Solide et souple, son projet, écarté par les uns, n’a pas fini de servir de tremplin à d’autres.

Le dossier de candidature de F(s) comporte, comme de juste, une section CV, que voici. Le collectif s’y définit dans sa grande diversité.
F(s) est un groupe d’êtres humains s’identifiant comme femmes issues du secteur artistique et culturel. Un rassemblement intersectionnel aux identités plurielles.
F(s) est autonome et libre, chaque membre y est souveraine.
F(s) est de nationalités et d’origines multiples.
F(s) est porteuse de handicap, ambidextre, polyglotte…
F(s) est metteuse en scène, autrice, administratrice, universitaire, comédienne, journaliste, adjointe ou assistante, performeuse, régisseuse, conférencière, chargée de diffusion, de production, de communication, animatrice, médiatrice culturelle, directrice financière et administrative, chômeuse, dessinatrice de BD, professeure, chargée de cours en supérieur, chorégraphe, danseuse, photographe, cinéaste, directrice générale et artistique, musicienne, plasticienne, réalisatrice, dramaturge, scénariste, graphiste…
F(s) siège au Conseil d’art dramatique, à la Commission transversale de la culture, à la Commission des arts numériques et technologiques, à différentes commissions de la Fédération Wallonie-Bruxelles, au comité de la SACD, à l’Union des artistes, l’Abdil, l’ATPS, Aires libres, la Rac, la Facir, la FAP…
F(s) n’a pas fait d’étude, étudie, a étudié à l’Insas, l’ULB, l’ULg, l’Ichec, les conservatoires de Bruxelles, Mons, Liège, l’IAD, le cours Florent, Lassaad, Ritcs, Saint-Luc, la Cambre, l’université Paris-Dauphine, l’UQAM…
F(s) a l’habitude de négocier des contrats-programmes, d’écrire des dossiers, de faire des budgets…
F(s) crée, produit, coproduit, accueille, visionne des spectacles…
F(s) est publiée chez Lansman, Esperluette, La Fabrique, L’Harmattan, L’Avant-Scène Théâtre… Ses textes sont traduits en néerlandais, anglais, espagnol, italien, persan, roumain, ukrainien, arménien, kurmandji, basque, langue des signes…
F(s) a reçu plusieurs prix de la SACD, de la Cocof, de France Culture, de l’Académie française de Belgique, des dizaines de prix de la critique, des Magrittes et des Machins, des labels "spectacle d’utilité publique"…
F(s) écrit des articles de presse, crée des webradio, fait des podcasts, maîtrise les logiciels libres…
F(s) est artiste associée, militante, écologiste, féministe, éco-féministe, décroissante, macro-économiste, a créé "Feed the culture"…
F(s) est hétérosexuelle, homosexuelle, bisexuelle, pansexuelle, sapiosexuelle…
F(s) est enceinte, primipare, nullipare, ménopausée, a beaucoup d’enfants, tire son lait…
F(s) est harcelée, violée, mise sur le carreau, invisibilisée, jamais citée, oubliée, subit des violences obstétriques…
F(s) a son permis bateau, son diplôme de maître-nageuse, d’arbitre de chaise, de monitrice, de secouriste, d’ébéniste…
F(s) est cycliste, s’initie au krav-maga, à l’apiculture, à la manipulation d’explosifs, au hacking, à la basse électrique, au tir à l’arc, au pole-dance, au yoga, à la soudure…
Malgré l’ensemble de ces compétences, F(s) n’est pas encore à la tête d’un Centre dramatique.