Des camps de réfugiés au "Déjeuner sur l’herbe" : réflexion-création collective
Le jeune collectif Hold Up peaufine "Another Brick" – huis clos sur un quai de gare – et poursuit ses explorations. Rencontre.
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- Publié le 07-12-2020 à 13h42
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Ils sont sept au total, tous issus de l’IAD. Leur prof Éric De Staercke les encourage et accueille, aux Riches-Claires, leur première et prometteuse création. Dans Le Paradoxe du tas, le collectif Hold Up traitait, avec une finesse peu commune dans l’usage de la caricature, des ambiguïtés et dichotomies de la vie en société. Trois ans plus tard, en novembre 2020, c’est au Marni qu’aboutit à huis clos le processus ayant mené à Another Brick. Une "première" qui devra attendre février 2022 pour retrouver ce plateau et un public en nombre raisonnable.
Sur scène, ils seront trois cette fois. Paul (Mosseray), Esther (Sfez) et Delphine (Peraya) emmènent d’abord chacun une poignée de spectateurs pour un prologue où il est question d’expériences d’exil, de partage, vécues au Kurdistan, en Palestine ou à Lesbos. L’intro se poursuit au seuil du plateau, dans l’obscurité, évoquant les 40 000 kilomètres de murs-frontières qui sillonnent la Terre, et tente une définition du chaos : "toute la matière mais pas dans le bon ordre".
Peu à peu s’esquissent décor – un quai de gare – et situation – les retrouvailles de trois amis, attendant le train qui doit les emmener vers un rendez-vous dont ils se réjouissent. "Éloignez-vous de la bordure du quai, s’il vous plaît." Un retard annoncé, une sirène au loin, un bruit sourd puis le silence. "Mesdames, messieurs, en raison d’un problème sur les voies, nous vous demandons de ne pas quitter le quai où vous vous trouvez."

Voici donc le trio réduit à pique-niquer sur le quai, en rejouant et questionnant le Déjeuner sur l’herbe de Manet, toile que d'aucuns considèrent comme inaugurale de l’art moderne.
Sur scène se jouent répétitions et variations, rivalités et connivences, et se pose la question de la distance entre idée et passage à l’acte jusqu’à revenir au concept de chaos : "l’excitation de la matière en action".
Soutenu par le Parc
Outre les Riches-Claires et le Marni, épaulant Hold Up pour la création d’Another Brick jusqu’à cette "première confinée" et aux représentations à venir, le jeune collectif est ici coproduit par le Théâtre royal du Parc. Étonnant ? Pas tant que ça, selon Joëlle Keppenne, directrice du Marni, complice de ce partenariat.
"Thierry Debroux souhaitait soutenir une jeune compagnie ; avec une enveloppe destinée à couvrir les cachets artistiques. Je lui ai suggéré de se pencher sur ce projet, que nous avions prévu d’accompagner."
"Après une première lecture, au Parc, dans le bureau du directeur, très vite une confiance s’est installée, se souvient Paul Mosseray. Une première rencontre a eu lieu avec le collectif." C’est donc là, aussi et entre autres, que s’est en partie forgé Another Brick. La preuve que familles de théâtre, fidélités et habitudes peuvent s’enrichir d’horizons neufs.
Du microscopique au macroscopique, du politique au poétique
L’autre, l’ailleurs, a abondamment nourri ce nouveau spectacle. L’élément déclencheur : l’expérience d’Esther Sfez en Palestine. "Une prise de conscience du systématisme des murs dans le monde." D’autres voyages suivront, avec Paul cette fois, dans des camps de réfugiés au Kurdistan et à Lesbos. Rien d’anodin assurément. Une matière à digérer au gré des résidences d’écriture, de plateau et de leurs allers-retours.
"Nous sommes passionnés par la force de la métaphore, de la suggestion et parfois même de l’absurdité pour réformer les idées reçues, flexibiliser l’espoir et labourer le champ des possibles", indique, en guise de carte de visite, le collectif qui cite volontiers l'artiste belge pluridisciplinaire Francis Alÿs: "Parfois faire quelque chose de poétique peut devenir politique et parfois faire quelque chose de politique peut devenir poétique."
Comment, en l’occurrence, transposer scéniquement une situation géopolitique ? avance Delphine Peraya. "On s’empare d’une problématique qu’on essaie de ramener à l’échelle humaine, du macroscopique au microscopique. On voulait arriver à parler de ce que ça nous a fait, à nous, plutôt que de ce qui se passe là-bas." Et puis: "Qu’est-ce qu’on fait quand on est contraint de rester à quai ?"
Résonance et métaphores
On ne peut parler d’expérience transformatrice sans évoquer la pandémie. Sans avoir "modifié le spectacle en fonction du contexte", le collectif n’a ni pu ni voulu escamoter l’écho de son sujet – "l’enfermement, les murs, le sentiment d’impuissance" – dans la crise du Covid et les périodes de confinement. En superposant cette résonance à la situation très ordinaire de se trouver sur un quai de gare à attendre un train, l’allusion prévaut, sans enfermer le propos.
Annulations, reports, incertitudes : il s’agit de rebondir. Polymorphe, le collectif pratique autant le théâtre en salle que les interventions dans l’espace public, "ce qui permet de travailler à des formes hybrides".
Au sein de Hold Up, d’autres spectacles sont en gestation ou en attente d’être joués. Ainsi Léa Le Fell devait-elle présenter aux Rencontres de Huy, puis de Liège, Ma vie de basket, métaphore avec marionnettes et musique de l’immigration, l’intégration, "pour toutes les pointures à partir du 29". Le récit s’enracine dans le parcours de ses arrière-grands-parents, juifs ukrainiens ayant émigré à Paris. Comme pour Another Brick, le collectif réalise une captation afin de "chercher des partenaires et favoriser la diffusion".
Rebondir hors des salles
Là où la situation actuelle rend parfois "difficile de trouver la niaque pour se remettre à créer", Léa Le Fell ressent le besoin de "tout de suite se remettre sur autre chose". Une collaboration entre Belgique et Burkina se profile ("on part en avril, si tout va bien") autour des "traditions familiales et culturelles". Mariant théâtre musical et d’objets, cet opus devrait réunir des participants de 12 à 87 ans, et a déjà reçu le soutien de WBI et du Poche. Une "belle solidarité entre les théâtres" que salue le collectif.
En attendant, sans même parler de la grande précarité qui touche de nombreux artistes, les multiples reports vont provoquer des embouteillages en chaîne. "Rebondir hors des salles" est l’un des credos de Hold Up. "Comme on fait aussi du spectacle de rue et in situ, on tâte le terrain", glisse Esther Sfez. D’ici à février 2022 et au rendez-vous fixé au Marni, le trio d’Another Brick se verrait bien jouer dans des gares…
COLLECTIF HOLD UP – FICHE SIGNALÉTIQUE
Esther Sfez : metteuse en scène, pyrotechnicienne, comédienne
Delphine Peraya : comédienne, autrice, assistante
Hippolyte de Poucques : comédien, marionnettiste, dessinateur
Lea Le Fell : metteuse en scène, comédienne, chanteuse, autrice, musicienne, manipulatrice
Anaïs Grandamy : comédienne, marionnettiste, manipulatrice
Paul Mosseray : metteur en scène, comédien
Élodie Vriamont : comédienne, marionnettiste, enseignante de théâtre