“Contact Zero”, de la rue à la scène
La compagnie de danse Opinion Public a présenté sa nouvelle création au Marni, née dans la rue à l’issue du premier confinement.
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- Publié le 15-12-2020 à 17h28
- Mis à jour le 15-12-2020 à 19h55
Jeudi après-midi, l’ambiance est toute particulière, étrange, inhabituelle, au Théâtre Marni, fermé au public, comme l’ensemble des lieux culturels (hormis les musées) depuis fin octobre en raison de la pandémie de coronavirus. Joëlle Keppenne, directrice artistique, a toutefois convié La Libre Belgique à venir découvrir en avant-première la nouvelle création Contact Zero de la compagnie de danse contemporaine Opinion Public. Dans la grande salle de spectacle (240 sièges), seuls le régisseur technique et les deux responsables des relations presse et publiques ont pris place dans les gradins – dans le respect des gestes de sécurité sanitaire (désinfection des mains, masque et distanciation physique).
En résidence du 16 novembre au 11 décembre au Marni, le collectif Opinion Public – Étienne Béchard, Sidonie Fossé, Johann Clapson et Victor Launay – a ainsi pu bénéficier des conditions idoines de travail (espace, support technique, décor…) pour parachever son nouveau spectacle, imaginé au printemps dernier. “À la base, nous devions remonter en décembre, au Marni, Rocking Chair , notre précédente création , raconte Étienne Béchard, chorégraphe et directeur artistique de la compagnie. Mais l’un de nos techniciens n’a pas pu se libérer parce qu’il vit en Suisse (la spécificité de Rocking Chair est que les spectateurs interagissent en direct dans le déroulement du spectacle grâce à une application sur smartphone, NdlR) . Nous avions donc deux solutions. Soit engager un autre technicien et le former au spectacle, ce qui était financièrement impossible pour nous. Soit changer de programme. Nous avons choisi la seconde option” .
Un huis-clos, quatre histoires
Créé à l’issue du premier confinement, Contact Zero est, à l’origine, un spectacle de 20 minutes dansé en extérieur – souvenez-vous, lors du déconfinement de la Culture en juillet, les spectacles avec public étaient privilégiés en plein air (la plupart des théâtres étant fermés pendant l’été). “Nous l’avons interprété plusieurs fois en rue. Pour remplacer Rocking Chair , nous avons donc composé un programme mixte. Nous avons adapté Contact Zero pour en faire un spectacle en salle (un huis-clos) et l’avons étoffé avec trois autres courtes pièces (deux duos et un solo) , explique le chorégraphe. Ces quatre histoires ont un univers particulier et peuvent se jouer séparément, mais elles sont aussi reliées entre elles” .

Mass médias, individualisme, exclusion, intolérance, société de consommation, réseaux sociaux, violences envers les femmes…, depuis dix ans, Opinion Public explore, creuse, décortique, analyse, dénonce les dérives de notre société dans des créations contemporaines fondées sur la technique de la danse néo-classique, tout en soignant l’esthétique technique (son, éclairage) et numérique (travail vidéo) de ses chorégraphies. “Nous nous inspirons souvent des problèmes sociaux pour créer nos spectacles , indique Étienne Béchard. Et, ici, il y en a un gros… Nous ne parlons pas de la maladie ou des problèmes économiques, mais bien de l’individu, des difficultés émotionnelles et physiques engendrées par les mesures sanitaires” .
Dictature sanitaire
Plongés dans l’obscurité, les quelques spectateurs devinent à mesure que le plateau s’éclaire un décor fait de caisses en carton empilées les unes sur les autres. Deux silhouettes, un homme (Victor Launay) et une femme (Sidonie Fossé), sont assises, imbriquées l’une dans l’autre. Leurs gestes sont parfaitement symétriques. Répétitifs aussi : ils se caressent, se grattent, retroussent les manches de leur veste… Encore et encore, sans jamais se quitter. Portés de grande amplitude, développés… la fusion de ces deux êtres est totale. Jusqu’à ce qu’éclate la dispute : il la pousse violemment sur le sol. La musique, harmonieuse, devient mécanique et les gestes, saccadés. Quand le foyer, à l’origine source de bien-être et de protection, où l’on est contraint de se cloîtrer pour cause d’épidémie mortelle, devient lieu de conflit et de violence.
Cette première forme courte, Maniac , est suivie d’un second duo, So Far . Avachi dans un fauteuil usé, un homme (Johann Clapson) regarde un match de foot d’un œil distrait. Arrive une jeune femme (Sidonie Fossé). Au début pleine de tendresse pour lui, elle finit, excédée par son manque d’attention, par lui prendre la télécommande et changer de poste. La tension monte au sein du couple. Les gestes se font plus nerveux. Le son et l’image se brouillent. L’agressivité, insupportable, prend un tournant dramatique. Corps vivant contre corps inerte, la performance, physique et émotionnelle, des deux danseurs fait éclater toute l’horreur de la violence conjugale.

Fumigènes et lumière tamisée, Étienne Béchard, cigarette et canette de bière à la main, entre en scène pour un solo explicite, Écran de fumée : les cartons se font téléviseurs sur lesquels sont diffusées des images de Macron, d’hôpitaux,… avec une même injonction, “Restez chez vous” . Entre séances de sport virtuelles, contraintes des libertés et solitude, cet homme, rebelle en colère, s’éprend d’un mannequin de chiffon qui, lui non plus, n’échappera pas aux gestes barrière.
Pour leur dernière composition, Contact Zero , les quatre danseurs se retrouvent ensemble sur scène. Un couple cherche à se réunir, se toucher, s’enlacer, mais est chaque fois rappelé à l’ordre par deux soldats, masqués, de la dictature sanitaire qui les obligent, non sans une pointe d’humour, à maintenir les distances.
“C’est affreux. On perd espoir”
Si le Théâtre Marni soutient Opinion Public (lire ci-contre) en l’accueillant en résidence et en lui permettant de jouer son spectacle devant la presse et quelques professionnels du secteur, c’est notamment dans l’espoir de lui offrir de nouvelles perspectives. Un pas vient d’ailleurs d’être franchi en ce sens puisque Contact Zero a été filmé par une équipe de la RTBF et sera disponible gratuitement fin décembre sur Auvio.
“Aujourd’hui, même s’il n’y a pas de public, nous sommes dans l’euphorie, l’excitation d’une première du spectacle , confie Étienne Béchard. Mais nous savons très bien que dès après notre résidence va se poser la question de ‘Que fait-on maintenant ?’. On ne peut pas trouver de dates pour la saison prochaine, car il aurait fallu qu’on les trouve la saison dernière. On peut donc essayer de chercher des dates pour 2022-2023, mais c’est compliqué aussi. On vient de créer un nouveau spectacle et, parfois, on se demande si on va réellement arriver à le faire tourner” .
Dans ce contexte bourré d’incertitudes, “la captation par la RTBF est une opportunité à côté de laquelle nous ne pouvions pas passer parce que nous avons une perte financière sur ce spectacle , reprend le chorégraphe, et que cette captation nous amène un cachet” . De même, “vu la complexité à trouver des dates de tournée, la plateforme Auvio peut être un petit tremplin pour nous faire connaître auprès d’autres théâtres” .
De la rue à la scène, de la scène à la rue, la compagnie s’adapte pour survivre. Mais “dans l’état actuel, on perd espoir” , se désole Étienne Béchard. “Nos finances sont dans le rouge. La compagnie ne sera plus viable d’ici quelques mois.” Alors, même si “c’est affreux” , il leur arrive de réfléchir à leur reconversion parce qu’ “on a tous des enfants” et qu’ “il faut bouffer” .
Plus d’infos sur www.theatremarni.com et sur www.opinionpublic.be

TROIS QUESTIONS À
Joëlle Keppenne, directrice artistique du Théâtre Marni
1 Alors que les théâtres sont fermés au public, nombre d’entre eux, à l’image du Marni, accueillent des artistes en résidence. Un précieux soutien en ces temps difficiles et incertains pour la Culture.
Lors de la première vague, le Marni avait déjà rouvert ses portes très vite, fin avril-début mai, aux résidences. Nous sommes aussi restés ouverts tout l’été pour continuer à accueillir des compagnies. En tant que lieu subventionné, il me paraît fondamental de continuer à ouvrir nos portes aux artistes. J’ai d’ailleurs été sursollicitée de demandes. Pour les artistes, il est fondamental qu’ils puissent garder un lien avec un lieu eu égard à leur pratique artistique mais aussi à leur moral, car cela les aide à garder espoir. Ces résidences permettent aussi de créer de nouvelles perspectives : si le Marni n’avait pas accueilli la compagnie Opinion Public, elle n’aurait pas été filmée pour Auvio. Enfin, les compagnies vont au bout de leur création, aussi en termes techniques. Au moment du déconfinement, les objets artistiques seront donc là, même s’ils devront être retravaillés.
2 Les artistes œuvrent à leurs créations futures. Mais maintenir le contact avec le public est tout aussi primordial ?
Oui. Il est fondamental de continuer à montrer au public ce qui se fait dans nos murs. Certes, rien ne vaut le vivant face au vivant, mais, alors que nous étions sceptiques par rapport aux captations pour Auvio, on s’est rendu compte que cela a du sens pour le public et les artistes. Financièrement, le Marni n’a pas les reins pour proposer des festivals en ligne, etc. Donc, nous privilégions les échos dans la presse, la présentation de spectacles à quelques programmateurs,… Tout cela va permettre aux spectateurs de se rappeler qu’on a besoin d’eux et qu’ils ont besoin de nous. Notre objectif est de reprogrammer toutes les créations qu’on a au Marni pour, ensuite, travailler sur la diffusion.
3 La crise sanitaire a profondément ébranlé le secteur des arts vivants. Comment voyez-vous l’“après” ?
Humainement, c’est très douloureux d’annoncer aux artistes des annulations, reprogrammations, re-annulations. Mais, aujourd’hui, en tant que responsable de lieu, nous devons prendre nos responsabilités même s’il y a beaucoup d’incertitudes. Et réfléchir à nous réinventer (moins de dates de représentations pour en mettre plus, allonger les saisons, présenter des créations hors les murs…), même si nous ne pourrons pas tout résoudre par nous-mêmes.