"Le monde d’après, on y est : un monde de surveillance, de paperasse absurde, de libertés qui s’amenuisent comme peau de chagrin"
Gurshad Shaheman, auteur et performeur, partisan de l’écoute, scrutateur du réel, déploie "Silent Disco" aux Tanneurs, jusqu'au 12 mai. Pour lui, “la noirceur du monde d’après rend d’autant plus précieux les espaces où on se retrouve”.
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- Publié le 04-05-2021 à 14h34
- Mis à jour le 05-05-2021 à 11h11
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Juillet 2018. Le Festival d’Avignon découvre Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète. Gurshad Shaheman – qu’Alexandre Caputo, fraîchement nommé aux Tanneurs, a invité à devenir artiste associé – évoque son projet suivant, autour de jeunes gens, entre l’adolescence et l’âge adulte, en rupture familiale, voire en émancipation précoce, qui écriraient et porteraient en personne leurs autoportraits.
Il y eut des rencontres via le monde associatif bruxellois et d’autres voies, des ateliers d’écriture, de jeu, de mouvement, des liens patiemment tissés. Silent Disco devait voir le jour en avril 2020. Plus d’une année de report et voilà le spectacle présenté, devant un public ultraréduit, jusqu’au 12 mai aux Tanneurs.
L’écriture est celle de ces neuf jeunes interprètes (ils ont entre 17 et 24 ans), suscitée, écoutée, éditée par Gurshad Shaheman, artiste à l’affût du réel à travers les subjectivités qui le digèrent. Là où d’aucuns s’offusquent du trop d’émotion dans la parole publique, lui parle plutôt de l’"instrumentalisation" de la peur ou de l’indignation. "Il y a aussi une sorte de tabou dans le théâtre contemporain, une association émotion-pathos comme si c’était de l’impudeur. Ces questions-là, je les contourne. C’est d’abord un objet littéraire que je leur propose de fabriquer. Ce n’est ni une confession, ni une thérapie, c’est une parole maintes fois réfléchie. Et avant tout une aventure artistique."
La rupture, au-delà du sujet ou de la thématique d’un spectacle, est-elle une condition de la création ?
À propos du Prophète – des récits d’exil et de violence sociétale et familiale recueillis, réécrits et confiés à des acteurs –, parfois j’entendais "C’est culturel". Comme si le fait de venir du Moyen-Orient induisait des relations primitives, du rejet. Comme si le désamour était étranger à l’Occident. Je ne peux pas entendre ça ! Faire Silent Disco, me tenait aussi à cœur pour cette raison : montrer qu’ici à Bruxelles, dans la capitale de l’Europe aussi, il y a des histoires familiales chaotiques. Ce n’est pas tant la question de la rupture qui m’intéresse que celle de la singularité des rencontres, de la marge. Comment se reconstruire sur un passé déstructuré. Comment remettre les choses en perspective quand on n’a pas les fondations. Sur quoi bâtir son identité, ses ambitions personnelles, professionnelles, amoureuses… Dans la méritocratie ambiante, quand tu n’as pas accès aux mêmes outils que tout le monde, qu’est-ce que tu fais ? Heureusement on peut en faire de belles choses, et se reconstruire. Oui, il y a de la rupture dans tous mes spectacles. J’y suis sensible parce que c’est mon vécu. J’ai été arraché à un pays. Je suis l’enfant du divorce… Il y a eu de l’errance avant que je puisse m’installer, m’affirmer. Le nœud, c’est celui-là : quand toutes les fondations sont saccagées, sur quoi tu ancres ton identité.

La crise du Covid est une rupture en soi. Comment définir ce temps ?
J’ai eu la chance de travailler tout le temps : sur mes propres créations, comme interprète pour d’autres, comme enseignant. Hormis la frustration du partage avec le public, ce qui m’a le plus chagriné, pesé et déprimé, c’est l’impossibilité de nouvelles rencontres, tant privées que professionnelles. Et puis il y a cet énorme stress, qui se traduit par les plaques que j’ai sur le crâne, là [rires]. On commence la série mais il suffit d’une personne qui tousse un peu et on devra s’interrompre. La maladie est présente ; je ne minimise en rien l’importance des précautions sanitaires. Mais, comme tout le milieu culturel, j’ai trouvé terriblement violente cette déconsidération de notre place, de l’intérêt de ce qu’on fait pour la société.
Coupés du public, les arts de la scène ont été paradoxalement plus que les autres mis en lumière pendant la crise…
La particularité des arts vivants, c’est le rituel, le rassemblement. C’est à la fois un projet, un objet artistique, mais aussi un endroit où on se retrouve, on réfléchit, on échange. Ce qui est moins le cas avec les arts plastiques, la littérature ou même le cinéma, qui sont des expériences plus solitaires. L’expérience théâtrale a quelque chose de mystique, presque. Une cérémonie…
"Silent Disco" fera cependant l’objet d’une captation…
Bien sûr. J’ai accepté – même si, personnellement, je n’en aurai pas regardé une seule – car je trouve important qu’il reste une trace. Ça a le mérite d’exister. Cependant ce qui compte pour moi c’est la chair, la présence, l’expérience de cette communion-là. Certains spectacles, d’ailleurs, résistent à toute captation. Notamment Pourama Pourama, où on se touche, on mange ensemble, on joue avec le caché-montré.
Ce ne sont pas forcément des choses à regarder ou à écouter, mais des choses à vivre. Or c’est notre vie qui a été suspendue. Il ne s’agit pas seulement d’accéder à une pensée, à un propos, mais de vivre une expérience dans sa chair. C’est pour ça que je fais du théâtre et pas du cinéma : ça permet de travailler sur tous les sens, bien différemment d’une caméra.

Il y a un an ont émergé des utopies quant à un hypothétique "monde d’après". Qu’en penser à présent ?
[Silence] Il y a la pandémie et il y a sa gestion… À Lille, où j’ai grandi, la braderie, dans les années 90, c’était une sacrée fête. Depuis 2001, le plan Vigipirate, les attentats, les parcours sont balisés, contraints, rétrécis. C’est aussi pour ça, je crois, qu’on a accepté aussi facilement le couvre-feu, etc. L’air de rien, ça fait longtemps qu’on se prépare à ça… à cette restriction de nos mouvements, de nos déplacements, et finalement de nos rassemblements.
Je ne me fais guère d’illusion sur le monde d’après. J’aurais aimé ce retour à la nature, et qu’on décide une bonne fois pour toutes que le capitalisme est mort - parce qu’il l’est : on vit un peu dans son cadavre putréfié. Qu’on admette ! mais on ne le fera pas... Entendre encore parler du retour à la croissance, c’est délirant et terrifiant. Le monde d’après, on y est : un monde de surveillance, de paperasse absurde, de libertés qui s’amenuisent comme peau de chagrin.
Ce n’est pas un regard très optimiste…
Tristement pas. Mais c’est peut-être aussi ça qui rend notre travail d’autant plus nécessaire, les espaces où on se retrouve d’autant plus précieux, et notre parole plus aiguisée.
Cette crise qu'on traverse va-t-elle affecter, influencer, modifier le travail de création artistique ?
Oui, ça me radicalise, mais ça fait longtemps : ça vient accélérer un processus qui était en marche. Et ça me renvoie vers la nécessité absolue d'être ensemble, de se toucher, de se renifler, de faire des rituels, de se rassembler, de s'écouter. Tout l'inverse de ce qui s'est produit dans les maisons de repos, au début, avec toutes ces personnes mortes seules, sans visite, sans contact. C'est révoltant. Mon premier spectacle s'appelle Touch Me [le premier volet de la trilogie Pourama Pourama, NdlR]. C'est l'essence de mon travail: comment faire communauté, comment mettre des choses en commun. Ça n'implique pas du tout de forger un récit commun, mais mettre en commun des récits, des parcours différents, faire société en étant ce qu'on est. On n'est pas du tout obligés de se ranger sous un même drapeau. Voilà ce vers quoi ça m'emmène, de plus en plus.
Là je m'engage dans un projet intitulé Les Nouveaux Hommes, une trilogie où à nouveau il s'agit d'inviter des personnes (pas des acteurs) à se raconter sur scène, des gens qui viendraient d'une forme de marge à faire leur autoportrait et à partager leur vision du monde. Une vaste réflexion sur la masculinité, dont le premier volet devrait être créé en 2022.
"Silent Disco" comme "Les Nouveaux hommes" s’appuient en partie sur des non-acteurs. Quelle est la valeur de l’amateur ?
Je pense que tout le monde sait écrire, se raconter, mettre en jeu sa propre identité, son parcours, à partir du moment où on lui donne la confiance et l’espace pour le faire - et l’oreille, c’est souvent ça qui manque. J’ai créé un spectacle, Les Forteresses, avec ma mère et ses deux sœurs, qui sont sur scène, doublées par trois actrices franco-iraniennes. Dans une interview pour France Culture, ma maman dit : "C’est la première fois qu’on m’écoute, où je ne me sens pas jugée, où je peux parler et je sais que les gens en face gardent le silence et m’écoutent."
À l’inverse de ce qu’on dit souvent, ce n’est pas moi qui donne la parole à ces personnes ; elles l’ont, et pas besoin de moi pour la prendre, elles savent se raconter. Ce que je peux faire, peut-être, c’est d’inviter des oreilles, de créer un silence, un espace où des gens viennent écouter ces voix, qui existent en dehors de moi. C’est plutôt le contraire : c’est moi qui ai besoin d’eux, d’elles.
- "Silent Disco" aux Tanneurs, Bruxelles, jusqu’au 12 mai – 02.512.17.84 – www.lestanneurs.be
SES RECOMMANDATIONS
"Ouvrir la voix" d’Amandine Gay – "Un documentaire sur les femmes noires issues de l’histoire coloniale européenne en Afrique et aux Antilles. Ce film remarquable m’a ouvert des horizons de réflexions sur toutes les luttes qui nous restent à mener pour qu’enfin une réelle égalité entre tou·te·s advienne."
"Testo Junkie" de Paul B. Preciado – "C’est un peu ma bible. Preciado y expose comment nos identités genrées et hétéronormées sont inextricablement liées à l’histoire du capitalisme. C’est à la fois un récit intime et un essai universitaire : un mélange des genres littéraires à l’image du corps de l’auteur qui a fait le trajet entre les deux genres. Ce que j’en retiens avant tout, c’est que nos corps sont les derniers bastions d’une forme de résistance politique."
"Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu" du Nimis Group – "Spectacle exemplaire sur tellement de niveaux aussi bien dans le fond que dans la forme. On parle des migrants et cette fois – c’est assez rare pour le signaler – ils sont sur scène avec les acteurs pour faire un état des lieux de comment l’Europe gère ses frontières. C’est à la fois ludique et déchirant, entre documentaire et fiction. J’y ai appris beaucoup de choses. Notamment que la plupart des décisions en haute instance sont prises moins en fonction du nombre de vies qu’elles peuvent sauver qu’en fonction de bénéfices pécuniaires qu’elles peuvent engendrer. En effet, quand on regarde les chiffres, on réalise que la catastrophe humanitaire et les tragédies quotidiennes dans la Méditerranée peuvent rapporter très gros… Il faut voir le spectacle."