Le grand jour de Tiago Rodrigues, nouveau pape d’Avignon
Il ouvrait le festival 2021, lundi soir, en Cour d’honneur avec La Cerisaie et Isabelle Huppert. Et le conseil d’administration le désignait pour succéder en 2022 à Olivier Py à la tête du festival.
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Publié le 06-07-2021 à 11h22 - Mis à jour le 06-07-2021 à 14h22
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Quand à 22h35, la sonnerie des trompettes retentit à nouveau dans la Cour d’honneur du Palais des papes, un frisson s’empara des gradins comme une vague, suivi d’un tsunami d’applaudissements : c’était enfin le retour du théâtre, le retour d’Avignon après l’annulation du festival l’an dernier.
La Cour d’honneur entièrement remise à neuf, était remplie à ras bord, par une foule qui avait accepté de suivre une interminable queue pour passer les contrôles sanitaires.
Ce fut aussi la fête de Tiago Rodrigues, le nouveau « pape » d’Avignon. On savait déjà qu’il ouvrait le festival avec sa version de La Cerisaie de Tchekhov et Isabelle Huppert dans le rôle de Lioubov, mais on venait aussi d’avoir la confirmation que le metteur en scène portugais était nommé à la tête du Festival et succédera à Olivier Py en septembre 2022.
Quand Tiago Rodrigues était venu au Kaai à Bruxelles présenter Anna Karénine, il nous disait: "il y a des livres qui nous aident à vivre. On ne peut pas vivre sans eux. Il ne faut pas se demander si ces romans ont encore des choses à nous dire mais faire l’inverse : se demander si notre monde actuel peut encore entendre ce que ces livres ont à nous dire."
La Cerisaie est de ceux-là avec "son portrait acide et tendre de l’espèce humaine", dit-il. Tchekhov y parle du changement inexorable, violent, qui nous attend tous, du monde qui change et qui bascule.

Isabelle Huppert rayonne
Bien sûr, il a ancré son récit dans la Russie profonde de 1904, mais ce dont il parle reste terriblement actuel à l’heure de la pandémie, du changement climatique, du bouleversement technologique. Le monde bascule vers autre chose.
C’était la dernière pièce de Tchékhov, écrite juste avant sa mort en 1904. Lioubov (Isabelle Huppert) rentre d’un long séjour à l’étranger, un voyage pour tenter d’oublier le drame de son fils mort noyé.
Rentrée à La Cerisaie, acculée par les dettes, elle est obligée de vendre son domaine familial enchanté. La Cerisaie est le symbole d’un passé idyllique et tragique à la fois. « Pour elle, la Cerisaie est le lieu de la plus grande beauté, et de la plus grande souffrance », souligne Rodrigues. Et Isabelle Huppert joue à merveille ce rôle ambigu, troublé et troublant. Elle revient habillée d’un pantalon vert pomme et d’un chemisier jaune, faussement joyeuse, affichant son bonheur de façade. Mais il suffit d’un rien pour la voir s’effondrer en larmes, cachant son visage ravagé par la douleur .
Isabelle Huppert voulait jouer avec Tiago Rodrigues. Elle le lui avait demandé et ils avaient convenu de jouer Tchekhov.
C’est un séisme qui attendait donc Lioubov à sa descente du train. Quand finalement c’est Lopakhine, son métayer (joué par Adama Diop), descendant direct des serfs employés par sa famille et devenu un entrepreneur à succès, qui rachète le domaine, elle comprend -nous comprenons tous- que le changement peut être radical et bouleversant.
Pour accentuer la portée universelle de La Cerisaie, Tiago Rodrigues a choisi pour près de la moitié de la distribution, des acteurs noirs et c’est un métayer noir qui rachète le domaine de la famille blanche.
Tiago Rodrigues a opté pour un décor très simple, jouant des murs anciens du Palais comme de notre Cerisaie à nous. Sur scène, il a déposé, en miroir des gradins, 150 anciens sièges de la Cour d’honneur, ceux qui ont été remplacés par les nouveaux, plus confortables. Le changement sera aussi celui-là: les sièges seront peu à peu empilés à la diable avant de disparaître à la fin, laissant le plateau complètement nu, vide. Même le théâtre est impliqué par le changement total à venir.
Tous les acteurs sont parfaits même si le public n’a -à juste titre- d’yeux que pour la grande Isabelle Huppert. Dans une pièce de 2h30 où finalement il ne se passe pas grand chose, tout est dans les analyses humaines et la performance des acteurs. Tiago Rodrigues y ajoute la musique et les chants, drôles ou tendres.

Star européenne
Durant le spectacle, on entendait scander sur scène: "Tout va changer" et on pouvait penser aussi au Festival d’Avignon, avec l’arrivée à sa tête de son premier directeur venu de l’étranger.
Tiago Rodrigues est un des metteurs en scène les plus en vue d’Europe. À la tête depuis 2014 du Teatro nacional D. Maria II, à Lisbonne (désigné parfois comme l’équivalent de la Comédie-Française), il avait fait sensation à Avignon en 2015 avec Antoine et Cléopâtre : une réduction pour deux danseurs au lieu des 40 personnages de la pièce d’origine. Deux ans plus tard, il y montre Sopro, nouveau coup de maître. Créée en 2019, sa pièce By Heart (hommage à la souffleuse de son théâtre lisboète) va parcourir les scènes du monde et asseoir, en France notamment, sa notoriété. "Une histoire sur les coulisses du théâtre, sur ce qui est invisible. C’est aussi une métaphore sur la disparition possible des théâtres, quand il ne restera plus que le « souffle » qui survivrait aux bâtiments", nous disait-il
Les débuts de Tiago Rodrigues sont intimement liés à sa rencontre avec le collectif flamand TG Stan: "C’était en 1997. TG Stan était venu au Portugal et menait un workshop où je suis venu comme étudiant en première année au Conservatoire. Je me demandais alors si je continuerais le théâtre. TG Stan m’a décidé avec ses idées : un vrai collectif, pas de metteur en scène, la place centrale au texte et au jeu de l’acteur qui n’est pas un exécutant mais un co-créateur. En 1998, TG Stan invitait des acteurs portugais à travailler à Anvers. J’y suis venu".
Ses liens avec la Belgique restent nombreux : on l’a vu au Kunsten, au National, au Théâtre de Liège (qui coproduit cette Cerisaie). Il enseigne à Parts chez Anne Teresa De Keersmaeker.
Dans une belle interview à Télérama, il expliquait son admiration pour Isabelle Huppert, "et sa capacité de risque. Elle essaye constamment de faire autrement, son jeu n’est jamais identique." Il explique son choix de la diversité sur scène, "image des sociétés de notre temps".
Il y explique que la fonction essentielle du théâtre est de "rassembler des humains en liberté autour d’une oeuvre qui parle d’eux, qui valorise le débat, nourrit le dialogue. La pandémie nous a tant isolés, enfermés. L’Europe court de tels risques de clivages, de fermetures, d’intolérance, d’extrémismes. Nous avons plus que jamais besoin de lieux où l’on peut être ensemble."

La Cerisaie, à Avignon, jusqu’au 17 juillet, et au Théâtre de Liège, les 26 et 27 février. Le festival continue jusqu’au 25 juillet, avec 131000 spectateurs payants, et 46 spectacles dont 39 créations.